Elisa Fedeli.Tu es le créateur du Géant, cette projection vidéo que l’on a pu voir en 2003 sur la façade de la Gaîté Lyrique à l’occasion de la Nuit Blanche. Cette oeuvre joue sur des effets d’échelle et représente un personnage enfermé, en quête de libération.
Samuel Rousseau. Oui, tout le monde se souvient de cette pièce, qui est devenue en quelque sorte ma carte de visite. C’est une image mentale, qui touche et qui pose des questions essentielles sur la vie. C’est tout un chacun qui est coincé là -dedans et qui se dit: «Qu’est-ce que je construis pour moi-même?»
Comment cette projection a-t-elle été réalisée?
Samuel Rousseau. Il n’y a aucun trucage. J’ai choisi le système de la rétroprojection pour limiter au maximum la visibilité du matériel. Je voulais éviter que la pièce ne se transforme en une espèce de déballage et de démonstration technologique. Le principe est simple: je fabrique une maquette du bâtiment à échelle humaine, je place un acteur derrière — ce n’est pas moi qui joue — et je le dirige. Je réalise plusieurs films indépendants, en faisant des zooms sur chaque ouverture de fenêtre et, enfin, je redistribue en synchronisation chaque film sur la façade. Alors que le cerveau du spectateur ne voit qu’un quart de l’image, il réinvente les parties manquantes et reconstitue mentalement le corps dans sa totalité.
Tu cherches à créer des «images mentales». Qu’entends-tu par là ?
Samuel Rousseau. La publicité et la télévision vomissent des images en permanence et sur la terre entière. C’en est devenu indigeste! Quand on est artistes, il faut se poser cette question: à quoi cela sert-il de faire des images? Quel peut bien être leur potentiel dans notre monde saturé d’images? J’essaie de créer des images mentales pour qu’elles s’inscrivent dans le cortex du spectateur et qu’un jour, peut-être, elles resurgissent dans d’autres circonstances. Ce qui m’intéresse, c’est de poser une petite graine dans le cerveau des gens pour la laisser ensuite germer toute seule. Peu importe la fleur qu’elle donnera, — que cela soit une rose, un tournesol ou un pissenlit —, cela ne me regarde pas! J’estime qu’une oeuvre d’art se lit en fonction de tout ce que l’on est fondamentalement: en fonction de notre culture, de notre inconscient, de nos bonheurs, de nos problèmes, du bon ou du mauvais pied avec lequel on s’est levé le matin!
Tu as choisi pour medium la vidéo, alliée aux nouvelles technologies. Pourquoi?
Samuel Rousseau. A mes débuts, je faisais de la peinture mais, soyons clair, j’étais un très mauvais peintre! Puis j’ai été comme castré: on nous empêchait de peindre; la peinture était soit-disant morte.
Au début, la vidéo ne m’intéressait pas. C’était pour moi un medium spectaculaire et sans profondeur. Si tu regardes aujourd’hui les premiers effets spéciaux utilisés par Nam Juke Paik, c’est devenu obsolète et carrément mignon!
Un jour, un professeur aux Beaux-Arts m’a demandé de créer une vidéo et c’est à ce moment-là que je me suis aperçu que la caméra était un incroyable outil et que l’on pouvait faire beaucoup plus de choses que ce qui avait été proposé jusque-là .
J’appartiens à la génération qui a pu travailler la vidéo en Home studio (studio professionnel portable). Dans les années 1990, j’ai fait du DJ’s et organisé des raves-parties. Maintenant que l’ordinateur et la vidéo sont entrés dans l’espace de l’atelier, c’est une véritable révolution!
Tes pièces opèrent la rencontre entre l’outil vidéo et l’objet, en particulier le rebut. Qu’est-ce qui t’intéresse dans ce dernier matériau?
Samuel Rousseau. Je cherche à réinsuffler la vie aux objets de rebut et je m’en sers comme une accroche au réel. Tout le monde a eu un jour dans les mains un jerrican, une bâche, une bougie, un évier, etc. Ces objets peuvent parler à tout un chacun.
Je n’ai pas du tout peur du populaire. J’estime mon public assez intelligent pour avoir une lecture de mon travail. Pour moi, en art, il n’y a pas de question bête ni d’erreur possible car les champs restent complètement ouverts.
Le plus beau compliment qu’on puisse me faire — et que la critique fait — c’est de dire que mon travail est «inclassable». Je ne m’intéresse pas à l’art en particulier mais à la culture au sens large: j’aime la BD, la littérature, le cinéma, l’architecture, la musique, la danse, le fromage, le vin, etc. Tout me nourrit. Ce qui m’intéresse, c’est de glisser sur les frontières.
Je tends à l’universel. De nombreux artistes s’adressent à une élite et, en même temps, désirent que leurs expositions soient pleines de monde. Je pense au contraire qu’il ne faut pas dénigrer le public! Une exposition, c’est comme inviter quelqu’un à manger: si tu lui fais des coquillettes avec du ketchup, tu te moques de lui. Autant l’amener au restaurant ou bien ne pas l’inviter du tout! Une exposition, c’est un cadeau: le couvert doit être bien mis et les plats doivent être bons, même si c’est moi qui décide ce que tu vas manger. Je m’intéresse à l’âme des gens et, à cette fin, j’utilise de plus en plus la poésie et l’humour. La poésie transcende et l’humour permet de poser des questions sociétales assez graves.
Tu as conçu des papiers-peints vidéo que l’on peut changer selon ses envies. Parle-nous de ces oeuvres qui sont difficiles à situer.
Samuel Rousseau. Mes papiers-peints vidéo sont vendus obligatoirement par trois, ce qui induit l’idée de changement. Pour parler de façon caricaturale, les propriétaires peuvent visionner les motifs floraux le matin, les casseroles le midi et les scènes pornographiques le soir!
A priori, une oeuvre d’art n’est pas consumériste car elle est unique. Aujourd’hui, à l’heure de l’informatique, c’est une idée ridicule! J’aime faire des pièces qui sont à la lisière de l’art, du design et qui se jouent du consumérisme. Je me fais d’ailleurs régulièrement volé mes idées par des publicitaires.
Quelles sont tes sources d’inspiration?
Samuel Rousseau. Je me sens plus proche des scientifiques que des artistes. Je suis d’ailleurs président d’une association de vulgarisation scientifique (Sciences et Malice).
Les galeries me poussent à reproduire celles de mes pièces qui se sont vendues le mieux (Chemical House, Plastikcity, Ptit bonhomme,…) mais j’essaie d’éviter cette facilité-là afin de me mettre en danger et d’être, comme les scientifiques, dans une recherche permanente.
Je suis passionné par l’astronomie. C’est incroyable de se dire que la vie existe sur un bout de caillou perdu dans l’univers! L’astronomie pose des questions essentielles liées à notre existence et permet d’envisager le monde sous un autre angle.
Je suis également fan d’anticipation et de science-fiction. Et je suis persuadé qu’un jour, on aura tous chez nous des papiers-peints vidéo, non pas en rétroprojection comme les miens, mais en tissu vidéo.
Plus que tout, je suis fasciné par le pouvoir de l’imaginaire, qui est bien supérieur au savoir. Lewis Carroll et Jacques Tati sont pour moi des auteurs importants. Comme eux, je suis un naïf éveillé!
Toi qui exposes aux quatre coins du monde (Vietnam, Brésil, Australie,…) et qui peux donc avoir un regard comparé, que penses-tu de la place de l’art contemporain en France?
Samuel Rousseau. On a un vrai problème en France avec nos artistes. Contrairement aux Etats-Unis, où l’on n’hésite pas à offrir le MOMA à de jeunes artistes comme Matthew Barney, ici on attend que nos artistes soient morts pour les encenser. C’est fondamentalement culturel!
En France, on joue avec nos artistes comme on joue au base-ball: on les lance, on les fait monter d’un coup et, quand ils sont au sommet, on les explose! Puis on recommence. C’est ce qui s’est passé pour Loris Gréaud il y a deux ans lors de son exposition au Palais de Tokyo…
En France, on a peur de nos artistes: pourquoi au Château de Versailles a-t-on présenté Koons et Murakami, avant Veilhan? Pourquoi avoir attendu que Boltanski ait la soixantaine pour lui confier le Grand Palais? Je trouve cela choquant.
Que vas-tu proposer pour ta nomination au prix Marcel Duchamp 2011?
Samuel Rousseau. Je vais proposer une installation vidéo basée sur les recherches que j’ai récemment menées à New York.
Je m’interresse à l’architecture en tant que symbole de pouvoir. Aujourd’hui, on fabrique des gares et des aéroports comme, hier, on construisait des cathédrales et des châteaux. La première vision que l’on a de Paris, c’est l’aéroport Charles-de-Gaulle! La première que l’on a de New York, ce sont les buildings aux silhouettes fantastiques, presque fantasmagoriques!
Il y a quelques mois, je me suis mis a sillonner les rues de New York pour prendre des photographies. Avec ce matériel, je vais réaliser une oeuvre qui sera à la fois un portrait de New York, une vision de la ville et un autoportrait. Comme dans mes pièces précédentes (Plastikcity, Montagnes d’incertitude), j’y interroge l’humain dans son individualité et la manière dont il peut réussir à vivre dans une société qui tend de plus en plus à la standardisation des individus. J’appelle cela le «Syndrome de la salle d’attente»: la ville est tellement faite pour tout le monde qu’elle n’est en réalité faite pour personne!
Comme la fourmillière, la ville peut être considérée à plusieurs niveaux: au niveau micro comme une somme d’individus et, au niveau macro, comme une entité vivante. Ce sera une vision de la ville à la fois fascinante et inquiétante!
A part à la FIAC en octobre, où pourra-t-on voir tes oeuvres prochainement?
Samuel Rousseau. J’ai deux expositions personnelles en préparation, l’une au CEAC en octobre et l’autre à la galerie Parker’s Box à New York en septembre. Je participe aussi à plusieurs expositions collectives, notamment au centre d’art Space Junk à Grenoble, au ZKM à Karlsruhe, au musée Pau Dini à Villefranche-sur- Saône, au Musée Tinguely à Basel et à la fondation Boghossian à Bruxelles.