«Je me méfie toujours des grands sujets ou thématiques qui prétendent à beaucoup de choses», précise Sami Trabelsi. Son œuvre, qui se situe à l’écart de contextes balisés, noue toutefois très vite une familiarité avec le spectateur. A l’occasion de son exposition monographique «Summertime», à la galerie Karima Celestin (Marseille), nous avons rencontré ce plasticien qui propose une approche sensible et précise de la photo et de la vidéo, où l’image, fixe, mobile, dans l’entre deux, ruisselle d’une intimité franche avec ses sujets.
Sami, une rapide recherche sur Google, nous apprend que ta maîtrise de la danse te fait un potentiel rival pour Michael Jackson. Peux-tu nous en dire davantage?
Sami Trabelsi. (Rires, nous avons beaucoup ri Ndlr) Cette performance n’avait pas vraiment de valeur artistique, elle marquait le passage de mon diplôme ; en revanche, elle témoigne du rapport, important à mes yeux, que j’entretiens avec le théâtre, le théâtre dansé en particulier, celui de Pina Bausch, ou celui de Raimund Hoghe avec qui j’ai eu des échanges l’an dernier. J’exploite souvent certaines dimensions du théâtre et de la performance. Même si mon travail se présente plus volontiers sous forme de photos ou de vidéos. Un artiste se doit de regarder un peu tout ce qui se fait, peu importe le médium. Je vois une œuvre avant de voir une photo, une peinture…
Par la suite, je m’orienterai peut-être vers un long métrage ou davantage de performances, mais ma pratique est photographique à l’origine. Avec cette exposition «Summertime», j’ai souhaité aborder le portrait de manière plus fantomatique dans mes travaux antérieurs. Les trois photographies présentées dans l’exposition marquent parfaitement ce passage.
Comme tu abordes le portrait, peux-tu parler de ta vidéo Portrait montrant pendant 11 minutes quinze personnes, jeunes hommes et femmes, filmées à leur insu au cours d’une séance photo?
Sami Trabelsi. La vidéo Portrait a été très importante pour moi, elle a marqué le point de départ de tout l’ensemble présenté dans la galerie. Elle a été l’expression du désir tout simple d’aborder le portrait. J’ai organisé une première séance de prises de vue, en test, très classique, en studio, avec un éclairage travaillé, en photo 6×6 à l’argentique. Lors de la deuxième séance, avec un deuxième modèle, j’ai ressenti le besoin de le filmer. Techniquement, j’ai utilisé un Canon 7D, qui permet de filmer avec un appareil photo, et ainsi de dissimuler le dispositif vidéo. Je pouvais donc déplacer l’appareil photo à loisir, en faisant des plans très rapprochés. J’ai du coup pu capter les moments de repos entre chaque prise de vues et tenter de retranscrire l’intimité d’une séance photo entre le modèle et le photographe.
Il y a quelque chose d’assez poignant dans cette vidéo (et je suis tombé amoureux de la plupart de tes modèles), comme de l’inquiétude de leur part, face à un appareil photo menaçant, presque une arme, que l’on t’entend recharger…
Sami Trabelsi. Oui, et qui relève du voyeurisme aussi. Chacun a un rôle précis dans le studio, et forcément je domine la scène. Cependant, le projet se définit réellement par le choix des modèles. Je les connais très bien pour la plupart, et je peux avoir des échanges avec eux, de vrais échanges. Même si l’aspect physique a toujours un sens quand on réalise un portrait, c’est principalement l’interaction potentielle sur le plan humain qui a orienté mes choix. Il y avait, pour les modèles, de longs moments d’attente, et c’est très clairement ce hors champ qui est filmé. Tous se perdent, chacun à leur manière, au milieu de tout le matériel et de l’atmosphère qui s’en dégage. En faisant mine de mettre en avant leur photogénie, je leur vole leur cinégénie.
Ce qui donne parfois un aspect un peu brut à ce qui est enregistré, je pense à la peau vue de très près, aux appareils environnant dont on entend le soufflement, ou encore au montage qui sectionne des rires ou des phrases échangés. Cela entre en collision avec la qualité de l’image, et tout ceci contribue à creuser une fêlure dans l’illusion, non pas théâtrale ici, mais artistique, que l’on retrouve dans le reste de ton travail.
Sami Trabelsi. C’est vrai, j’ai délibérément choisi de garder la captation brute du son de l’appareil photo afin de rendre compte du climat sonore qui régnait en studio. J’avais 25 minutes de vidéo pour chaque modèle, et je me suis rapidement retrouvé avec un nombre incalculable de rush, dont je n’ai gardé que ce qui était pour moi l’essence de l’échange, avec toujours ce jeu de regards, «où je suis?», «qu’est-ce qu’il se passe?», cela s’est fait au montage. Le montage justement, associé au cadrage a une grande importance pour moi, l’objet principal doit se composer avec le reste de l’image. On le voit particulièrement dans ma vidéo Saïdia, et c’est pour ça qu’il y a autant de noirs qui coupent les plans… Je considère chacun d’entre eux comme un tableau animé.
Que dire en quelques mots à propos de Saïdia, où un cadrage souvent serré dévoile l’envoûtante danse d’une jeune femme au hoola hoop?
Sami Trabelsi. Cette pièce, tend beaucoup plus vers la fiction, avec un éclairage, de la musique, un décor qui est celui d’un restaurant hawaïen un peu kitsch. Je me suis intéressé à cette transe caractérisée par une grande maîtrise du corps et de l’objet qu’est la danse du cerceau exécutée par Saïdia. Je suis proche d’elle, et c’est vraiment elle que je voulais filmer, dans un lieu que nous avons découvert ensemble.
Pour en revenir au montage, dans Portrait, c’est davantage la présence des flashes qui scande la vidéo et le passage d’un modèle à un autre, par le bruit de leur déclenchement, mais aussi parce qu’ils crament l’image et rendent paradoxalement le modèle invisible au moment de la prise de vue.
Les clichés réalisés nous sont invisibles car tu les gardes jalousement et de ne montres que la vidéo. Tes rapports avec les gens avec qui tu travailles semblent très importants pour toi.
Sami Trabelsi. C’est une partie intégrante de mon mode de travail, et cela tant avec mes modèles qu’avec notre présent échange, celui que j’ai avec Karima Célestin, celui que j’entretiens avec des maisons d’édition (Les Editions de Lascaux et Holo Holo), ou encore celui que j’ai eu avec des collégiens lors d’un travail documentaire l’an dernier. Le goût pour la collaboration remonte à mes premières années d’études à la Villa Arson, d’ailleurs je travaille toujours avec mes camarades d’alors au sein du groupe W [http://cargocollective.com/groupe-W#3445027], à Pantin, dans un lieu qui est à la fois un atelier et un espace d’exposition.
A côté de ça, pour le projet 2,7 secondes, j’ai également travaillé pendant trois mois aux côtés de l’historienne de l’art Guitemie Maldonado et du scientifique Bruno Andreotti.
Cette pièce tient en effet une place importante dans l’exposition.
Sami Trabelsi. A l’origine, c’est une commande qui m’a été faite par PSL et Les Beaux-arts de Paris, projet pour le lancement du programme doctorant SACRe sous le suivit de Guitemie Maldonado. On ne m’a cependant rien imposé hormis la caméra Photron, qui est une caméra rapide utilisée par les scientifiques, ce qui a donné lieu à certaines contraintes comme le format carré, le noir et blanc, et le temps de captation qui était de 1000 images par seconde, pendant 2,7 secondes. La caméra filme pendant ce lapse de temps, et s’arrête. J’étais donc limité. En plein dans mes recherches sur le portrait à ce moment-là , je me suis dit «voilà , cette caméra, ça va être mon appareil photo, c’est du noir et blanc, je vais poursuivre mes recherches et tenter de voir ce qui se passe dans l’entre-images». Ainsi, 2,7 secondes présente des cadrages serrés sur des visages dont l’expression évolue au cours des 3min50 pendant lesquelles les 2700 images sont projetées. Ce sont en somme des photos étirées. Pour ce qui est du dispositif de monstration, j’ai été très exigeant, et Karima Celestin a réellement été là pour porter le projet.
Cette question de présentation s’est posée assez tard, alors que la pièce avait déjà été présentée aux Beaux-arts de Paris lors de la Nuit Blanche, mais sur des écrans cathodiques. Pour Summertime en revanche, les dix vidéos sont projetées, rendant véritablement la subtilité de la transition entre les images que j’attendais.
En somme, tu abordes le portrait de biais, dans la mesure où tu fais faux bond à la fixité traditionnelle. Penses-tu qu’il y a une sorte d’insuffisance dans l’image statique?
Sami Trabelsi. Bien entendu, c’est une approche qui est nouvelle, mais qui ne vient pas remettre en cause le portrait photographique. Ça n’est pas la même chose dans Portrait que dans 2,7 secondes, mais dans cette dernière par exemple, la technologie actuelle permet de saisir un nombre d’images énorme, et cette possibilité offre un regard, une perception, du portrait qui est tout à fait différente. Guitemie Maldonado a très justement nommé ces images des «portraits en mouvements arrêtés». J’ai voulu pousser mon rapport à la photo, malgré le fait que l’utilisation de la slow motion soit très délicat: tu peux jeter un sucre ou pisser par terre et ça va être magnifique, mais j’ai cherché d’élaborer un mode d’utilisation du ralenti qui serait le mien.
Dans l’exposition, j’aborde le portrait à travers trois temporalités différentes, celle des vidéos, qui est de l’ordre de l’intime, celle étirée de 2,7 secondes, et celle des photographies. Je pense en particulier à la photographie de la statue, Sans titre, qui représente pour moi l’origine de mon envie de faire du portrait, en tout cas le moment où j’ai ressenti le désir d’en faire. Le rapport au temps dans ce portrait est complètement différent puisqu’il s’agit d’une statue. Par l’acte photographique je viens arrêter le temps sur un objet posé là depuis des décennies et qui en porte les traces visibles.
Entre ces photos les points de vue paraissent se répondre, notamment entre Sans titre et Le Balcon. La question des points de vue se matérialise également par la présence d’une vidéo d’Hildegard Agnès Genay, sorte de making off de 2,7 secondes qui, parallèlement, en montre les ficelles.
Sami Trabelsi. Je dois avouer que j’avais un peu peur de confronter ce documentaire, Recherches autour de la vitesse, aux autres vidéos qui fonctionnent vraiment comme des films, mais pour 2,7 secondes, elle rend compte du travail qui a été fait, de la collaboration avec Bruno Andreotti également, qui travaillait aussi sur ses propres recherches. Ceci repose sur un rapport de confiance que j’entretiens avec Hildegard Agnès Genay, qui fait partie du groupe W et qui s’occupait aussi pour Saïdia de la deuxième caméra. De nouveau, on en revient à cette omniprésence de l’interaction qui nourrit le travail.
Pour conclure, peux-tu nous dire comment tu as choisi le titre de l’exposition, «Summertime», terme qui a en anglais quelque chose d’onirique, mais qui renvoie aussi aux inscriptions sur t-shirt flashy pour fillette?
Sami Trabelsi. Je voulais un titre un énigmatique, qui ne crée pas un horizon d’attente avant d’avoir vu l’exposition. En musique, il y a la chanson de George Gershwin, lente et langoureuse.
Mais l’important pour moi est que, généralement, je ne produis pas de pièce durant l’été, je me consacre à la lecture, afin de prendre du recul et de théoriser mon travail et mes projets futurs. Or, cette année, on m’a proposé le projet 2,7 secondes qui se déroulerait entre juillet et septembre… Le titre «Summertime» vient de là , du moment où mon fonctionnement habituel a été perturbé, mais au profit de conditions de travail privilégiées et d’une expérience vraiment féconde.
Publication
Sami Trabelsi et Philippe Fauvel, Portrait, Les Editions de Lascaux et Ecole supérieure des beaux-arts, Paris, 2012