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Ruptures. De la discontinuité dans la vie artistique

Actes du colloque tenu en mai 2000 sur le thème des discontinuités dans l’histoire des arts. 13 spécialistes de diverses périodes apportent leur contribution et leur réflexion à ce vaste sujet et montrent que toute rupture s’inscrit dans une continuité et tient plutôt de la révolution.

— Auteurs : sous la direction de Jean Galard : Daniel Arasse, Gabriele Bickendorf, Julie Boch, Celso Favaretto, Martin Kemp, Léon Kossovitch, Nicholas Lambert, Jacqueline Lichtenstein, Jann Matiock, Giorgio Muratore, Alessandro Scafi, Abigail Solomon-Godeau, Jacques Rancière, Michael F. Zimmermann
— Éditeurs : École nationale supérieure des Beaux Arts, Paris / Musée du Louvre, Paris
— Collection : D’art en question
— Année : 2002
— Format : 21 x 13 cm
— Illustrations : quelques, en noir et blanc
— Pages : 367
— Langue : français
— ISBN : 2-84056-116-6
— Prix : 23 €

Introduction
par Jean Galard (extrait, p. 11-12)

En vertu d’une logique imparable, une date est toujours pourvue d’un avant et d’un après. Étrangement, cette vérité universelle semble s’appliquer à certaines dates plus ostensiblement qu’à d’autres. Il en va ainsi de 1914 pour l’Europe, de 1519 pour le Mexique lors de l’arrivée de Hernan Cortés, de 1453 pour ce qu’il restait de Byzance quand les Ihrcs s’emparèrent de Constantinople. La vie artistique elle aussi — s’il est permis de comparer ses péripéties intimes aux événements de l’histoire guerrière — a ses dates charnières, ses moments décisifs, ses instants cruciaux : 1912 est la date des premiers collages de Braque et de Picasso; 1913, celle du premier ready-made de Duchamp; 1922, celle de la Semaine d’art moderne de Sao Paulo; 1865, celle de l’Olympia de Manet, etc.

Cependant, si la datation de ces événements est certaine, I’importance qui leur est accordée lorsqu’on les présente comme des ruptures entre un avant et un après radicalement différents reste problématique. Quelle pertinence accorder à cette phrase, mille fois lue : « après le 11 septembre 2001, rien ne sera plus jamais comme avant » ?
Que les Ottomans soient entrés dans Constantinople le 9 mai 1453 ne signifie pas que l’Empire byzantin ait vraiment survécu jusqu’alors, pour s’évanouir aussitôt après, et encore moins que le Moyen ge se soit achevé ce jour-là. Innombrables sont les événements censés avoir « inauguré les Temps modernes » ou ceux qui passent pour « significatifs de la modernité » : on peut tenter de les repérer sur des registres divers (histoire des techniques, des mentalités, des sciences, des arts, des idées) et sur une période fort longue (de Brunelleschi à Le Corbusier, pour s’en tenir à l’architecture). La réflexion sur la notion de rupture, qui fait l’objet de ce volume, demandait que fussent examinés, sinon des moments de radicale fracture (en existe-t-il ?), du moins certains phénomènes susceptibles d’apparaître comme des commencements : débuts de la perspective régulière en peinture et du « dispositif propre au regard moderne de la contemplation esthétique » (Daniel Arasse); débuts d’un art qui fait la démonstration de sa propre puissance et de son autonomie (Michael Zimmermann, à propos du maniérisme); débuts d’une affirmation nationale qui réinvente son origine en refusant celle que la colonisation a engendrée (Celso Favaretto); débuts d’une réécriture de l’histoire qui rejette les structures discursives et institutionnelles masculines (Abigail Solomon-Godeau). Mais, dès qu’est prononcé le mot « début » et a fortiori s’il est suggéré que le commencement puisse se produire en rupture avec ce qui précédait, l’historien aussitôt sait faire valoir toute sorte de « précédents », de « préfigurations » et de causes prochaines ou lointaines. Sanf exception (et c’est peut-être un cas exceptionnel, quant à son début et quant à son interruption, qui est conté par Gabriele Bickendorf), les phénomènes supposés inauguraux sont vite réinsérés dans le tissu continu de l’histoire. La continuité doit être sans faille, le tissu sans trous ni déchirures. Les artistes les plus singuliers ne manquent jamais de « devanciers ». On fait en sorte que toute œuvre ait été « annoncée » par d’autres ou soit « influencée » de multiples manières. Duchamp, avec Roue de bicyclette, puis avecFontaine, a peut-être accompli un geste qui se voulait iconoclaste et novateur, en ceci qu’il rompait avec le culte traditionnellement voué à l’œuvre d’art, mais on dira aussi bien que ce geste continuait la tradition de l’art sacralisé, puisqu’il visait à renforcer l’ancestral pouvoir de l’artiste, jusqu’à lui permettre d’expédier un objet quelconque au firmament de l’histoire de l’art. Inextricablement dépendante de ce qui la précède, une œuvre d’art est également indissociable du destin qui lui est assigné après coup : Jann Matlock étudie ici celui d’Olympia, de 1865 jusqu’à l’entrée du tableau au Louvre en 1907.

Peut-être n’y a-t-il que d’apparentes ruptures, bientôt comblées par le travail historique. Peut-être le « mythe de la rupture », comme le nomme Henri Meschonnic (Modernité, modernité, 1988), se dissipe-t-il sous l’effet d’un examen précis, cas par cas. Les contributions qui suivent prennent vis-à-vis de cette notion des précautions nombreuses. Plusieurs la qualifient de « suspecte ». D’abord, elle paraît dériver de « l’orthodoxie post-romantique, qui veut qu’on évalue l’art en fonction de son degré d’originalité » (Martin Kemp et Nicholas Lambert). Puis elle est liée au XXe siècle : elle est intimement associée au mouvement des avant-gardes et « à une époque où la pensée de l’art a été une pensée de la rupture » (Jacqueline Lichtenstein). C’est une catégorie marquée « idéologiquement », c’est un concept « d’inspiration théologique »…

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions de l’Ensba)

Les auteurs

Daniel Arasse est directeur d’études à l’Ehess à Paris ;
Gabriele Bickendorf est professeur à l’université polytechnique de Berlin ;
Julie Boch est chercheur au Warburg Institute de Londres ;
Celso Favaretto est professeur à l’université de Sao Paulo ;
Martin Kemp est professeur à l’université d’Oxford ;
Léon Kossovitch est professeur à l’université de Sao Paulo ;
Nicholas Lambert est chercheur à l’université d’Oxford ;
Jacqueline Lichtenstein est professeur à l’université Paris X ;
Jann Matiock est professeur à l’University College de Londres ;
Giorgio Muratore est professeur à l’université La Sapienza de Rome ;
Alessandro Scafi est professeur au Warburg Institute, université de Londres et à l’univesrita degli studi de Bologne ;
Abigail Solomon-Godeau est professeur à l’université de Californie à Santa Barbara ;
Jacques Rancière est professeur à l’université Paris VIII ;
Michael F. Zimmermann est directeur adjoint de l’Institut central d’histoire de l’art de Munich.

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