ART | INTERVIEW

Run, Run, Run

02 Oct - 30 Déc 2016
Vernissage le 02 Oct 2016

Dans cet entretien, réalisé par Michel Sajn et Christine Parasote pour le Journal de la Strada, Eric Mangion, directeur artistique du Centre national d’art contemporain de la Villa Arson, et Cédric Teisseire, co-fondateur de la Station, parlent de l'exposition "Run run run", du rôle de la Station et du mouvement des Artist-Run Spaces.

Qu’est-ce qui a conduit la Villa Arson à inviter La Station pour ses 20 ans ?

Eric Mangion — Cela nous a semblé logique, parce que La Station a été fondée essentiellement par des étudiants de la Villa Arson. C’est un retour naturel. Et puis, pendant ces 20 dernières années, La Station a joué un rôle fondamental, un rôle de relais, entre l’école, la formation et le monde. Je ne parle pas que du monde professionnel, mais du monde en général, parce que grâce à l’action et à l’activité de La Station, de nombreux artistes sortis de la Villa Arson ont pu faire des résidences, leurs premières expositions, et voyager aussi. C’est une continuité.

Cédric Teisseire — La Station existe aussi grâce à tout ce que ceux qui ont fondé la Station ont pu vivre et expérimenter à la Villa Arson, notamment dans les années 90, une époque dynamique pour l’art contemporain. La Villa Arson, à la fois école et centre d’art, dispose d’hébergements et d’ateliers : un lieu unique qui offre toute la chaîne de production artistique. Cela permet d’aller puiser et de se créer une expérience qui fait la différence quand on en sort. J’aime bien l’idée du retour aux sources parce que ça me fait penser qu’on a été des alevins, des petits saumons élevés ici, avec de bons produits et puis on est partis, on a suivi nos chemins et maintenant on remonte la rivière, on revient bien musclés avec une bonne expérience, pour réensemencer le lieu en quelque sorte.

L’expérience de la Station montre qu’il y a une sortie, une alternative après l’école et qu’il ne faut pas se conformer à quelque chose qui existe déjà et essayer d’y entrer à tout prix mais qu’on peut se créer son propre outil, qu’on peut s’inventer son propre chemin, son travail. Et la Villa Arson, de par la diversité des profs-artistes qui y enseignent, montre aussi qu’il est possible de se saisir de sa vie et de la construire telle qu’on l’entend. La Station en est une émanation puisque c’est un projet qui s’est toujours réinventé, beaucoup de gens ont traversé ce lieu et ce ne sont pas simplement des locataires, mais des gens qui se saisissent du projet, le transforment et le font évoluer. C’est un exemple propice et fertile pour les jeunes artistes. En 20 ans, 95% des résidents de La Station sont issus de la Villa Arson avec des temporalités très différentes et un écart de génération maintenant très significatif. Mais on continue à communiquer : les jeunes apportent quelque chose à La Station, leurs compétences, leur force de travail, leur inventivité et ils viennent aussi chercher quelque chose qui découle de l’expérience qu’on peut leur apporter et toutes les portes qu’on peut leur ouvrir. C’est aussi un espace de liberté où ils peuvent développer leur travail exactement comme ils l’entendent.

C’était une volonté de la Station, à  sa création, de jouer un rôle de relais ?

Cédric Teisseire — Non, pas du tout. Le projet s’est monté au fur et à mesure qu’on l’expérimentait. Au tout début, on n’avait pas idée du chemin qu’on emprunterait et encore moins qu’il durerait 20 ans. Tout a démarré autour d’un lieu. C’était déterminant à l’époque. Cette station service abandonnée qui datait des années 60 avait un caractère et une capacité d’attraction forte. C’était un lieu très fonctionnel pour des ateliers et des expos. La première idée avec Marc Chevalier et Pascal Broccolichi, c’était de faire une expo de notre génération. Parce qu’en 1995 à Nice, tout s’était un peu assoupi : les galeries Air de Paris et art:concept partaient à Paris, le directeur de la Villa Arson, Christian Bernard, quittait Nice pour le MAMCO de Genève… On venait de vivre des années trépidantes avec des artistes internationaux qui venaient de partout, et puis tout s’est arrêté.

On s’était alors questionnés : fallait-il quitter la place ou essayer de souffler sur les braises pour que les choses reprennent ? Quand a vu ce lieu, on s’est dit que ce pouvait être le début de quelque chose. On devait y rester six mois, mais le projet immobilier sur ce terrain a mis du temps à démarrer et ça a duré trois ans. On a tiré parti de ce temps-là au maximum en travaillant d’arrache-pied, on a enchaîné les projets et l’idée de ce que pouvait être la Station s’est construite. Au début, on pensait faire une expo et puis on a compris que si on restait simplement à faire de l’auto-promotion, ça n’aurait aucun intérêt et donc on a en quelque sorte reproduit ce qu’on avait connu à la Villa Arson en invitant des artistes. Il y a eu Philippe Perrin, par exemple, que j’avais rencontré à la Villa, Harald Müller aussi et puis d’autres. On avait le culot d’inviter des artistes connus : quand ils voyaient le lieu, ils avaient tout de suite envie d’y faire quelque chose. Mais il ne s’agissait pas que d’art contemporain. On a organisé beaucoup de concerts, des performances, des soirées avec des DJ, des danseurs, ça permettait de brasser les publics, de mélanger les gens. Il y a eu aussi des débats organisés par un étudiant. Il avait notamment invité Ben et Noël Dolla sur le thème «Art et liberté». Je me souviens que ça avait marqué pas mal de gens. Pendant ces années-là, la Villa Arson nous a beaucoup aidés en logistique, pour des besoins matériels, d’hébergement avec une sorte de bienveillance.

Eric Mangion — La Villa Arson est une belle école d’enseignement à l’architecture et à la structuration fortes, et un atout professionnel avec douze ateliers techniques. On est comme dans un château fort sur une colline, avec tous les outils de production à portée de main. C’est un lieu équipé pour produire : métal, bois, son, vidéo, photo… Les étudiants vivent dans une bulle pendant 5 ans. Et quand ils sortent d’ici, il y a la dure réalité de la vie. Et c’est difficile. C’est là que La Station joue un rôle de relais important en proposant des outils de production et de diffusion. Pour moi, c’est une formation supplémentaire, un relais vers le monde, le monde économique, social, artistique.

Comment l’idée de cette exposition a germé ?

Cédric Teisseire — Quand Eric Mangion nous a fait la proposition de venir fêter les 20 ans de La Station à la Villa Arson, ça m’a d’abord saisi, je me suis demandé si l’idée était vraiment bonne. Mais sa motivation et l’intérêt qu’il y avait à utiliser la Villa au maximum de son potentiel avec les ateliers de production, les possibilités d’hébergement, de réunions et de discussions, nous ont convaincus. L’exposition de Noël Dolla il y a trois ans a été déterminante dans notre réflexion. On ne voulait pas faire une redite de ce qu’il a fait, bien sûr, mais on a gardé l’idée fondatrice : ne pas centrer le projet sur La Station mais plutôt sur le phénomène qui a irrigué La Station, c’est-à-dire les Artist-Run Spaces. Ces artistes qui se prennent en main, se créent leur propre outil dans un lieu nouveau, se créent leur propre carrière, vont défricher du terrain. Et pour arriver à une vraie diversité — à La Station, on ne sait pas tout faire — il était nécessaire d’inviter des gens venus d’ailleurs qui apportent une vision et un point de vue différents. C’est ce qui se produit avec Massimiliano Baldassarri et le CAN : leur travail est réflexif, même critique, sur le projet de cette exposition, sur la situation artistique actuelle et ils sont en train d’y travailler sur place, in situ, et de construire les choses par rapport au lieu, par rapport à ce projet et par rapport à l’effervescence qui se produit là. Ce qui était nécessaire pour nous c’était d’inviter des collectifs, des structures, des lieux d’une autre temporalité. Il y a par exemple Red District, antécédent à La Station et des structures très jeunes qui ont un ou deux ans d’existence et qu’on voulait faire venir pour qu’ils participent à ce projet et qu’ils y amènent une sorte de fraîcheur, de naïveté, d’énergie.

La proposition qui a été faite, pour arriver à cette sélection, ça a été de demander aux résidents et anciens résidents de La Station de faire des propositions de lieux. Les anciens se sont un peu clairsemés en Europe et ils invitent là des collectifs qu’ils ont trouvé intéressants. D’ailleurs les anciens résidents ont toujours gardé contact, on ne se tourne pas le dos. Ils ont toujours quelque chose à apporter, une parole à avoir. En ce moment, cinq artistes de La Station s’en vont à Bruxelles pour monter un lieu de production, d’ateliers dans un bâtiment de 1000m2 et eux-mêmes l’ont envisagé comme une extension de La Station, c’est-à-dire qu’on va garder des liens et continuer à avoir des échanges.

Pour Run Run Run, la proposition est double : on a demandé à ces lieux, gérés par des artistes, de proposer une oeuvre s’ils le souhaitaient et d’inviter d’autres artistes, comme s’ils étaient chez eux. Du coup, c’est la découverte totale pour nous : on n’est pas autoritaire sur la liste des artistes et l’idée c’est que ce projet d’expo soit expérimental et l’utopie était même que tout se construise ici. Qu’il y ait des interactions entre les gens, que les oeuvres évoluent justement par rapport à tout cet environnement. Alors ça a quelques limites, c’est sûr, ça ne peut pas marcher complètement, mais je pense que d’ici la fin du montage, il y a beaucoup de choses qui vont bouger. Par exemple, La Station a un lien privilégié avec Lieu Commun et Zebra3, on est de la même génération, on se connaît, on a beaucoup échangé et exposé ensemble et on a un projet commun. L’installation traite du nomadisme, du bivouac, du campement. Ça fait sens par rapport à la Villa et par rapport à chacune des structures.

Le mouvement des Artist-Run Spaces a émergé dans les années 90 en Europe, mais il est né dans les années 60 au Canada, dans une forme de rébellion.

Cédric Teisseire — Oui et on avait connaissance de certains projets comme l’Hôpital Ephémère à Paris*. S’il y a toujours eu des lieux alternatifs, ceux nés dans les années 90 ne se sont pas constitués en rébellion contre quelque chose. Il s’agissait — et encore aujourd’hui — de combler un manque dans le schéma professionnel artistique, où la parole et la position de l’artiste dans la société et le milieu dans lesquels il vit, sont enfin considérées, réfléchies. Il ne s’agissait pas de s’élever contre les commissaires d’exposition, les galeries commerciales, ou les musées, c’était plutôt une voix supplémentaire. Ce qui est net, c’est qu’on n’est pas en rébellion et ça ne nous a jamais motivé dans l’élaboration du projet et son développement, mais en revanche, on est en résistance. C’est très important : il a fallu qu’on résiste à plein de choses, sur des aspects politiques et financiers. Cette notion d’Artist-Run Space n’est pas un épiphénomène, elle fait sens et prend une place importante dans le paysage culturel et même professionnel de l’art. C’est une nouvelle proposition significative qui produit quelque chose, ce n’est pas simplement des milieux alternatifs qui bricolent dans leur coin. Leur capacité d’ouverture permet de voir des artistes venus des quatre coins du monde et aussi des artistes très âgés ou très jeunes, avec un engagement total pour un objet artistique.

Eric Mangion — Les Artist-Run Spaces ne sont pas en rébellion, mais ils ne sont pas non plus englobés et absorbés par le système. Dans la fin des années 80, début des années 90, on s’est aperçu que les artistes dits rebelles étaient en fait complètement englobés par l’institution et la rébellion faisait partie de l’institution, c’est le caractère du capitalisme tardif qui a compris qu’il fallait absorber les rebelles, c’est la fameuse histoire des punks qu’on connaît tous autour de cette table. La génération des Artist-Run Spaces a compris ça.

Crier «Révolution, révolution» au sein du musée, c’était devenu un lieu commun et il fallait inventer un autre vocabulaire, un autre mode de fonctionnement. Ce n’est pas réellement contre, c’est juste à côté. Et c’est une forme de résistance. On le voit bien d’ailleurs là, on travaille ensemble depuis des mois et depuis trois semaines sur le terrain ici tous les jours : on n’a pas les mêmes modes de fonctionnement. La Villa Arson a ses contraintes qui sont légitimes et naturelles parce que c’est une institution, c’est râlant mais c’est normal et il faut faire avec.

La Station a aussi ses contraintes, qui sont très éloignées des nôtres, parce qu’elle a peu de moyens, qu’il faut se débrouiller, avec plusieurs générations, ça fait partie de la vie organique de ce type de lieu. Il y a eu ici dans la région, un artist-run space incroyable, c’est la Cédille qui sourit, monté par Robert Filliou et Georges Brecht en 1965 à Villefranche-sur-Mer. Fondé par deux artistes pour des artistes, parce que c’était non seulement un lieu d’exposition — même s’ils n’en faisaient pas beaucoup parce qu’ils étaient souvent au bistrot à côté — et c’était un lieu de production incroyable pendant deux ans et demi.

Vous avez pensé à une cartographie de cet état des lieux ?

Eric Mangion — Plutôt qu’une cartographie, l’idée que j’ai soumise — et que La Strada publie ! —, c’est de baser la médiation sur les récits fondateurs dans lesquels chaque structure raconte comment elle est née. C’est de la poésie totale avec LM par exemple (Ingrid Luche et Nicolas H. Muller). Il y a des rencontres amoureuses, des rencontres amicales, des prises de position politiques et engagées et quoi qu’il en soit dans toutes les réponses, il s’agit toujours d’engagement. Et puis c’est aussi apprendre à se débrouiller. J’aime beaucoup le texte d’In Extenso où Marc Geneix raconte que pour la première exposition, il avait «emprunté» le réseau électrique du Monoprix d’en face. C’est une très belle anecdote qui ressemble à tous les Artist-Run Spaces, évidemment. Mais plutôt qu’une cartographie, on a préféré tracer des territoires, des territoires de pensées.

Comment se déroule l’installation pour les collectifs et artistes invités ?

Cédric Teisseire — Disons que si le budget de l’expo n’avait été consacré qu’à La Station, nous aurions pu faire une exposition confortable. Mais finalement, on s’est dit que c’était trop simple et on a invité 22 lieux. Du coup, le budget n’est pas assez gros mais cette contrainte crée des étincelles, rend la chose fertile. Finalement, je me demande si on ne l’a pas fait exprès. On aurait pu le faire de façon confortable mais on ne sait pas faire ça. On a besoin d’être en résistance, en danger.

Eric Mangion — La Station a eu l’idée de créer une cantine sur la grande terrasse, ce qui permet aux artistes de déjeuner et surtout de se retrouver. Tout le monde court dans tous les sens toute la journée et on a une heure ou deux où on peut discuter, faire le point. C’est essentiel de travailler et de produire ensemble, mais aussi de se parler.

Il ne faut pas oublier qu’on travaille dans les arts plastiques. La plasticité… Etre artiste, c’est avoir ce rapport au monde, cette adaptation aux formes qui elles-mêmes évoluent. Il y a quelques années, le sociologue américain Richard Sennett a écrit un livre dont le titre est très beau : Ce que sait la main. Parlant des artistes et des artisans, il va au-delà de la fonction des mains qui fabriquent des objets, et considèrent que ces objets et ces mains sont des relais entre les personnes. C’est fondamental. Au-delà du jugement «c’est beau», «c’est pas beau» — ce à quoi nous sommes tous confrontés —, l’art doit amener à la question de ce qu’il apporte entre les personnes. De ce point de vue, quelque chose d’important est en train de se produire.

* Squat de l’association Usines Éphémères dans l’hôpital Bretonneau dans le 18e à Paris, de 1985 à 1997

Retrouvez ici l’article de l’exposition Run, Run, Run.

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