L’exposition que le Centre Pompidou consacre à Roy Lichtenstein est le quatrième volet d’un parcours qui sera déjà passé par Chicago, Washington et Londres. Toutefois, la commissaire Camille Morineau a été contrainte de procéder à certaines modifications, notamment dans le choix des œuvres: la galerie principale du Centre Pompidou étant dédiée à Simon Hantaï, l’espace restant à disposition n’était alors plus en mesure d’accueillir l’ensemble des œuvres présentées précédemment aux Etats-Unis ou en Angleterre.
Ainsi, s’il ne reste qu’un tiers des tableaux des accrochages antérieurs, Camille Morineau en a profité pour réintroduire des sculptures polychromes, qui trônent dans une sorte de corridor à la moquette bleue traversant la galerie dans toute sa longueur. Les sculptures se trouvent alors exposées comme des objets étincelants sous les projecteurs d’une vitrine, rappelant que Roy Lichtenstein n’était pas qu’un peintre de talent s’inspirant de la bande dessinée.
En effet, le parcours débute avec l’une des œuvres les plus caractéristiques — et les plus connues — de Roy Lichtenstein, Look Mickey. Ce tableau s’inspire donc des héros de BD pour enfants, Donald et Mickey, tous deux en train de pêcher. On y retrouve les traits noirs inspirés du style de la bande dessinée, l’usage des trois couleurs primaires (rouge, jaune et bleu) dont Roy Lichtenstein ne se séparera jamais, et surtout, la reproduction des points provenant des techniques d’aplat de couleurs dans l’imprimerie. Ces points servent alors à créer des demi-teintes dans les palettes de couleurs, et resteront désormais une signature de l’artiste, quel que soit le sujet qu’il peigne, puisque l’on retrouve par exemple ses fameux points dans des paysages (Landscapes, Sunrise) et, plus surprenant encore, même dans ses sculptures (Blonde).
Si Look Mickey annonce bien le pan des œuvres les plus célèbres de Roy Lichtenstein, il ne faut pas se méprendre: sa période pop s’inspirant de la BD ne dure que de 1961 à 1965, et ne peut résumer à elle seule l’ensemble de la démarche de l’artiste. En ce sens, Look Mickey, qui ouvre l’exposition, se trouve mis en regard avec un portrait noir et blanc de George Washington, où le visage du premier Président américain est certes composé à nouveau de points, mais où se révèle surtout le goût de Roy Lichtenstein pour l’histoire — et l’histoire de l’art en particulier, avec ses thèmes classiques que sont les portraits, les paysages, les nus ou les vues d’atelier qu’il abordera tour à tour.
Au départ, les toiles de Roy Lichtenstein s’ancrent pourtant dans les codes de la société de consommation naissante. Il reproduit effectivement des objets en noir et blanc typiques de son époque en quête de loisirs et de nouvelles technologies (balle de golf, poste de radio, câble électrique, pneu, etc.). Il crée également des services en céramique (tasses et assiettes), ou propose un diptyque avec Step-On Can With Leg rendant compte du fonctionnement d’une poubelle domestique, dont le couvercle s’ouvre ou se ferme grâce à l’action d’une pédale.
En cela, Roy Lichtenstein révèle sa fascination pour le pouvoir que l’art commercial et les images de la réclame exercent sur nos esprits. Aussi, il affirme que le Pop Art éprouve un intérêt majeur pour les facettes les plus cyniques et les plus menaçantes qui se trouvent au cœur de nos sociétés de consommation, et des messages qu’elles véhiculent et qui s’imposent finalement à nous.
Par là , la culture semble contaminée par les objets issus de la production industrielle, et l’art lui-même parait soumis aux outils de la reproduction mécanique. Roy Lichtenstein se joue ainsi des illustrations commerciales et populaires, soulignant même qu’il cherche à ce que sa main paraisse invisible dans ses toiles, comme s’il s’agissait de peintures exécutées machinalement ou «programmées».
Le style de Roy Lichtenstein se forge et se cristallise finalement dans la bande-dessinée, alors qu’il abandonne pourtant peu à peu ses héros de Walt Disney ou Popeye. En effet, Roy Lichtenstein pioche désormais dans la culture populaire et adolescente des années 1960, afin d’y cerner des archétypes masculins et féminins et de les reproduire sur toile. Il effectue tout d’abord des recherches iconographiques, référence les images dans des cahiers, les reproduit dans des dessins préparatoires. En réalité, il agrandit ces images tout en conservant leur aspect industriel. Les traits sont nets, les couleurs criardes — auxquelles répondent d’ailleurs le sol et les murs bleus de la galerie d’exposition.
D’un côté, il y a les hommes, qui s’illustrent virilement dans des scènes de combat. Le capitaine du navire ou les soldats apparaissent alors comme les archétypes de cet idéal masculin du courage et de la force. Les avions explosent sous les bombes, comme dans Whaam!, les onomatopées apparaissent comme des motifs, et Roy Lichtenstein reprend d’ailleurs ce concept d’explosion dans des sculptures, où il cherche à donner une matérialité et une forme définie à de la fumée, qui par définition est pourtant évanescente.
D’un autre côté, il y a les femmes. D’adorables blondes aux traits fins et aux yeux remplis de larmes, parfois pendues fébrilement au téléphone, et toujours enclines à des doutes, à des craintes, quant à leur vie sentimentale, et sur lesquelles Roy Lichtenstein jette un œil à la fois malicieux et facétieux: il prend un malin plaisir à figer des moments fatidiques, comme le moment du baiser ou celui où l’on se passe la bague au doigt, et nous amène par là à prendre de la distance par rapport à ces scènes dégoulinant de pathos et de bons sentiments.
Mais, au-delà des pleurnicheries de ces belles représentées en gros plans, il faut voir dans ces toiles ce que Roy Lichtenstein appelle son effort d’«uniformisation». Car ce qui intéresse l’artiste ici, c’est de donner une unité stylistique à ces motifs, et non pas tant de figurer une situation ou un personnage. Stylistiquement, les formes et couleurs sont donc simplifiées, il crée des surfaces lisses et planes en deux dimensions, et les points réalisés au pochoir apparaissent sur toutes ses toiles.
Idéologiquement, Roy Lichtenstein engage une démarche «essentialiste». Il avoue en effet rechercher ce qui constitue l’essence même de la communication visuelle telle qu’elle est pratiquée aux Etats-Unis dans les années 1960, tout en cernant les icônes que véhicule son époque et qu’il transforme en véritables clichés. Car s’il reprend des images préexistantes dans des BD (Men at War, Girls Romances), Roy Lichtenstein recadre ces images et les sort de leur contexte ou de leur trame narrative, et leur confère ainsi une nouvelle signification, tout en les inscrivant dans un nouveau champ: celui de l’art.
Le Roy Lichtenstein passionné d’histoire de l’art et se référant incessamment aux toiles des grands maîtres, qu’il reprend avec son propre style forgé dans le dessin industriel des réclames ou de la bande-dessiné, demeure plus inconnu au grand public. Il se réfère à la peinture japonaise ou chinoise de la dynastie Song, en composant de grands paysages horizontaux incroyablement rétro. Le kitsch est aussi bel et bien présent dans ses nus, où l’on retrouve les belles blondes aux corps lisses inspirées des BD dans des intérieurs standardisés.
Surtout, il se confronte à certains enjeux fondamentaux de l’art, comme la question du «geste» qu’il aborde dans des peintures nous renvoyant vers l’expressionnisme abstrait (série des Brushstrokes) ou, plus étonnant encore, dans des sculptures planes. La question de la représentation est également traitée de manière originale à travers un ensemble de tableaux-miroirs: comment représenter ce qui habituellement nous représente? Comment rendre compte d’une surface réfléchissante, et quels artifices ou motifs conventionnels a-t-on inventé pour ce faire?
Enfin, les rapports qu’entretient Roy Lichtenstein avec les grands maîtres sont tout à fait troublants. Armé du style qu’il aura défini dans les années 1960, il propose des relectures de La Cathédrale de Rouen de Monet, des Taureaux de Picasso, des peintures abstraites de Mondrian, ou encore des ateliers de Matisse et de sa célèbre Danse. Ses intérieurs d’ateliers (Artist’s Studios) sont également l’occasion de créer de vertigineuses mises en abîme, puisque Roy Lichtenstein y reproduit ses propres toiles accrochées au mur de son lieu de travail.
Alors, répétant ce que la culture populaire et les grands maîtres ont produit, Roy Lichtenstein n’est-il qu’un simple plagiaire? Certainement pas. Plutôt que de voir dans ses œuvres des duplicatas ou de vulgaires copies, il s’agit de comprendre que Roy Lichtenstein, à l’instar de nombreux maîtres, travaille par «citation». Il se confronte ainsi à l’histoire de l’art et à ses sujets canoniques en leur prêtant une nouvelle interprétation et une nouvelle forme. En fait, il propose une «reprise» originale des œuvres passées, comme un standard du répertoire jazz est réarrangé par tout musicien qui s’y confronte et le réinterprète dans son style propre.