ART | CRITIQUE

Rounded with a Sleep

PJulia Peker
@12 Jan 2008

Un évanouissement est une expérience de fragilité, où la réalité se brise un peu pour ne plus se recoller tout-à-fait. Laurent Montaron nous plonge dans ces frontières de la vie, là où seul le souffle du vent continue quand celui du cœur s’est arrêté.

Un évanouissement est une expérience saisissante, une improbable incursion nous menant aux confins de la vie. Une brèche s’ouvre alors dans le fil du temps: à l’inverse du sommeil, que nous gérons comme un besoin physiologique ritualisé et cyclique, l’évanouissement est un trou temporel. Le temps qui s’est écoulé échappe au décompte des horloges, à l’attente inquiète de ceux qui nous entourent.

Dans le film qu’il présente pour la première fois à la galerie Schleicher+lange, Laurent Montaron retrace l’errance d’un groupe d’adolescents aux pratiques désoeuvrées. Dans une nature austère, presque impénétrable, cinq ou six jeunes fument d’un air grave, se passent la cigarette comme un signe rituel, et marchent vers le bout du monde d’un air assuré. Ils ont le visage fouetté par le vent, marqué par une inquiétude, ou par un malaise contagieux.

Ce n’est plus l’âge des jeux d’enfants, et pourtant, ces adolescents se livrent à un de ces jeux dangereux auxquels on se risque vers huit ou neuf ans. Le jeu dit « du foulard » consiste à pratiquer un évanouissement volontaire, en bloquant la respiration. Les quelques accidents qui ont marqué l’histoire de ces jeux font bel et bien partie de leurs enjeux: il s’agit là d’un parcours initiatique. Au terme de cette épreuve, quelque chose s’est brisé dans la conscience de la réalité, comme un éclat infime sur un verre transparent. La vie continue sans reprendre son fil normal: le verre tient toujours, mais cette fêlure est une cicatrice. Elle nous rappelle que la vie est entourée d’un sommeil profond, dont on ne s’approche pas sans risque.

Ceux qui s’émerveillent de l’innocence des enfants ont là une occasion sans pareil de mieux voir leur propre cécité. Les enfants sont souvent bien sérieux quand ils jouent. Un évanouissement forcé est une initiation à la réalité mortelle de la vie. Le jeu brouille les frontières de la conscience; la mort réelle n’est pas un simple accident, elle définit les règles et les risques du jeu.

Cette perte de connaissance est l’occasion de prendre conscience de la fragilité du lien qui nous unit à la réalité. Le film tourne en boucle autour d’une scène de suffocation, brisant tout repère narratif. Seul le bruit du vent rythme ce rituel répété.

En choisissant de faire jouer cette scène par des adolescents qui ne sont plus des enfants, Laurent Montaron introduit une dimension dramatique plus que ludique. On ne sait pas très bien à quoi se livrent ces jeunes un peu hagards. La part de jeu se confond entièrement avec les enjeux de l’expérience.

Les images sont souvent un peu floues, la mise en point se focalisant alors sur un élément, au lieu de donner une vision uniforme de la réalité. Le réel se découpe en seuils de visibilité, en zones obscures: l’image menace toujours de disparaître, comme si le vent allait l’emporter dans son souffle. Quand le jeune homme évanoui se réveille, la caméra est couchée elle aussi à terre, inclinée à 90 degrés, le premier plan flou.

La respiration a cessé un instant. Le cœur s’est arrêté de battre, mais le vent, lui, continue de souffler. Lui seul est imperturbable, échappe à ce cercle de sommeil qui marque les frontières de notre vie. Dans la première salle, une installation sonore compose ce bruit de vent à partir d’un boîtier de branchements électriques. Ce bruit se transmet dans la salle noire où est projeté le film. On ne sait plus très bien quelle est la part de la bande son, et celle de la soufflerie.

Sur un mur de cette même première salle, une inscription en lettres blanches s’évanouit sur le fond blanc.
«We are such stuff
As dreams are made on, and our little life
Is rounded with a sleep…”1
William Shakespeare, The Tempest.
(Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les songes, et notre vie si courte a pour frontière un sommeil).

Orphée n’est pas le seul à être revenu des enfers. La vie nous initie à percevoir sa fragilité à travers les zones troubles où notre conscience s’égare. Encore faut-il prendre le risque de plonger son regard dans ses zones troubles, et se laisser envahir par le souffle assourdissant du vent.

Laurent Montaron
Rounded with a Sleep, 2006. Vidéo (HD Cam), production galerie Schleicher+Lange en association avec Christophe Acker / ADN Factory.
Bruit blanc, 2006. Installation sonore.
Spit, 2003. Boîte lumineuse.
Readings, 2005. Vidéo (HD Cam).

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