Plasticien, dramaturge des pièces de Raimund Hoghe, Luca Giacomo Schulte franchit le cap de la création chorégraphique et signe un solo dédié à la danseuse italienne. « Il était temps pour Ornella d’être seule en scène » avoue-t-il. Dans un espace feutré et intimiste, dépouillé de tout décor, la présence d’Ornella Balestra est resplendissante, magnétique. Nous aimerions entendre sa voix, à la manière d’une Véronique Doisneau mise en scène par Jérôme Bel, la regarder en face et l’écouter égrainer ses expériences.
Luca Giacomo Schulte fait un pari autrement plus risqué. Il détourne la force d’impact du personnage en l’enveloppant dans une atmosphère onirique bercée par de magnifiques lieds issus du répertoire romantique allemand. Il crée un personnage aux multiples facettes, façonné par la superposition de couches, parfois étouffantes jusqu’à la satiété, de fantasmes et projections, de toutes ces émotions et autres impondérables que réveille la bande son. Nous espérons secrètement qu’il n’y aura pas de prochaine chanson et que sa voix pourra enfin se lever. C’est un désir que le chorégraphe suscite involontairement, quand par ailleurs il s’évertue à explorer tous les fantasmes censés constituer la nébuleuse de l’ « éternel féminin ». Une fois cet espoir éteint, nous nous faisons une raison.
Luca Giacomo Schulte nous met en présence, non pas de la personne d’Ornella Balestra, mais d’un magnifique corps maîtrisé, fragile et pourtant électrique. Un corps façonné par la danse classique, l’énergie de Maurice Béjart et qui a appris avec Raimund Hoghe le secret de la présence pure. Ainsi, en creux, se dresse dans la collision des contraires, un anti-portrait intuitif, sensible, qui en dit plus que toute confession.
Sculpture de chair et de lumière, Ornella Balestra se tient à la lisière d’une obscurité qui menace de distordre son corps, d’engloutir les apparences dans le flux du subconscient. Elle ouvre un temps de l’attente – écrin languissant marqué par l’absence de l’autre, désiré, attendu, oublié.
La pièce est écrite pour ses bras, qui serpentent, frémissent, fendent l’air, rendent concrets la texture et la densité de l’espace qu’on imagine un brin poussiéreux, lourd, chargé des exhalations d’une sensibilité romantique. Au-delà d’une recherche graphique très aboutie, Rosenzeit déploie de réelles qualités sensibles. Des mouvements empreints de la discipline classique, ces vagues pivotements qui accompagnent le flottement des bras, semblent la soustraire aux lois de la gravité, alors qu’il suffit que la paume de sa main se pose par terre pour que l’on comprenne ce que toucher veut dire.
La pièce pourrait atteindre les instants de grâce qu’Ange Leccia parvient à capturer quand il filme La Callas, dans ses moments de silence, image de l’entre deux indicible. Mais la musique recommence, et nous entraîne dans des tourbillons mineurs et nostalgiques. Luca Giacomo Schulte nous invite à assister à un processus rare à l’alchimie dangereuse. Notre trouble s’accroît avec la beauté fascinante d’un corps qui arrive à faire sien, à fondre dans sa chair une histoire séculaire, celle de la civilisation européenne depuis l’époque du Romantisme.
― Chorégraphie, conception : Luca Giacomo Schulte
― Interprétation : Ornella Balestra