Rose blessé d’Eric Nehr
«Les albinos du Burundi sont victimes d’une traque effroyable, sordide et insensée. Cinq meurtres, plus abominables les uns que les autres, ont déjà été commis. Hommes ou femmes, garçons ou fillettes, les albinos sont devenus bien malgré eux les cibles d’un marché fort lucratif»1.
C’est à la lecture de cet article qu’Eric Nehr commence sa nouvelle série de portraits. Cette exposition est politique, anthropologique, artistique et humaine. Ces photographies retracent un parcours, un déplacement, des rencontres avec cette minorité du Cameroun et du Panama.
Dans certains pays d’Afrique, cet homme noir né blanc, mi-homme, mi-dieu, aux pouvoirs bénéfiques et maléfiques selon des croyances ancestrales, considéré comme une valeur marchande, est parfois pourchassé jusqu’à la mort, «tandis qu’au Panama, les albinos sont mythifiés par les Kuna-Dule, seule population amérindienne à les penser ainsi mais qui ne leur donne pas pour autant une position enviable dans la réalité car une discrimination, latente, est bien là »2.
Deux situations sociétales mais un regard, celui d’un photographe engagé par le choix du sujet, mais dont les images laissent vite place à son sens de la lumière, de la couleur et des matières.
Par le portrait, il donne un statut, une importance à cette population albinos, sans réelle identité sociale, assimilée à un groupe d’individus caucasiens aux traits de leur propre ethnie et rend visible une situation critique d’un point de vue médical, qu’elle soit au Panama ou en Afrique.
Cette absence de pigmentation de la peau, des cheveux, des poils, des cils et des yeux, qui caractérise l’albinisme, Eric Nehr l’atténue, l’efface, l’assimile et la renforce.
«Monochromes» blanc, noir, cuivré, bleuté tendent à semer le trouble et donner une picturalité au sujet. D’une part, le spectateur est percuté par la beauté et la transparence de cette blancheur immaculée, de l’autre il est surpris par ce visage indistinct et assimilé au sien. Décontextualisés sur un fond de couleur, élément caractéristique du travail photographique d’Eric Nehr, les albinos sont surexposés au public, à la lumière si importante pour l’artiste et révélatrice du papier photographique, mais si destructrice pour eux. Eblouissants, ces visages à la fois angéliques et monstrueux sont posés, ténus, grimaçants et parfois crus tels des peintures de Jérôme Bosh. A l’inverse, par une volonté de confrontation indirecte et de protection, Eric Nehr «sous-expose» son sujet. Un filtre sombre fait barrière aux rayons du soleil et aux railleries. Le visage du spectateur occidental se reflète dans celui de l’Africain albinos.
Eric Nehr métaphorise cette maladie génétique par ses photographiques picturales. Encollés tels des affiches, ces visages sur papier bible deviennent transparents et s’effacent au contact du mur. La technique est mise au service de la fragilité de ces hommes. Ces «dessins» réalistes retranscrivent une image latente, déchirée qui peut être assimilée à leur situation dans la société et à leur vulnérabilité.
Eric Nehr a su avec une certaine retenue et une distance vis-à -vis de son sujet, définir le statut ambivalent de cet individu en Afrique et en Amérique latine. D’un côté les contours du sujet sont flous, se fondent dans son environnement, de l’autre ils sont plus nets et assumés.
Les sentiments sont mélangés. Esthétiques, inquiétantes, ces photographies mettent parfois mal à l’aise, au point que le spectateur est tenté de détourner le regard face à une réalité refoulée, révélée par l’artiste. Il pose la question du corps dans la société, corps en tant qu’«objet de la socialisation».
1 Pierre Lepidi, « Au Burundi, la traques des albinos », Le Monde.fr, 22 décembre 2008.
2 Pascale Jeambrun et Bernard Sergent, Les enfants de la lune ou l’albinisme chez les Amérindiens, Inserm, Orstom, 1991.
critique
Rose blessé