Rosas Danst Rosas, pièce mondialement connue crée en 1983, est fondatrice de l’œuvre d’Anne Tersa de Keersameacker, autant par le succès et les éloges qu’elle a suscités que par la structuration et la gestuelle qui sera reprise, interrogée, redéployée dans les pièces suivantes.
Des affects pris dans la structure
Un mur de fond recouvert de film plastique, des chaises entassées dans un coin, un bruit lointain d’activité industrielle, on semble d’emblée plongé dans un espace de transit : un coin un peu perdu d’une usine, un lieu abandonné? La tension musicale s’accentue, répétitive comme pour mettre en chantier le programme de la danse à suivre.
Puis silence. Quatre femmes, chemisettes ballantes, jupettes, collants et socquettes, entament alors une danse de lassitude. Allongées au sol, le bassin ou les bras entrainant les corps d’un côté ou de l’autre, elles balancent, s’accordent quelques pauses, coude au sol, main sur le menton, puis subitement plaquent l’avant bras contre terre, brisent la ligne des cheveux d’une main assurée. Dans une exacte coordination des gestes, c’est au rythme du souffle qu’elles déroulent inlassablement cette litanie, relâchée et tenue à la fois, lente et en même temps extrêmement rythmée par des gestes d’accélération fulgurante.
Que sont ces danseuses prises dans une horlogerie dont la mécanique nous échappe? Unis par ce qui semble être un même effort, une même dépense, elles déploient un récit qui serait celui de la fatigue, du désespoir ou encore de l’abandon.
Mais d’une situation dramaturgique, la danse fait rapidement place à un autre projet: celui du mouvement pris sans arrêt dans une dynamique de répétition, de reconduction, de recommencement et dont le moindre geste, qu’il paraisse quotidien (croiser les jambes, remettre ses cheveux ou son chandail sur les épaules), naturel (s’échanger un regard ou un sourire) ou abstrait est en réalité entièrement sous contrôle.
Une danse des effondrements, des courbes et des lignes
Rosas Danst Rosas prend pour principe fondamental la structure musicale. Ici, les moments d’unissons ne sont que le passage vers une construction chorégraphique faite de contrepoints, de canons ou de fugues déployés dans de multiples espaces et selon quelques règles secrètes… Quatre moments pour quatre espaces et trois positions : les danseuses sont successivement allongées au sol, assises sur des chaises, debout traversant trois couloirs de lumière et enfin évoluant en carré ou en spirale. A cette complexification et intensification de la structure, s’ajoute celles de la musique qui envahie au fur et à mesure la scène.
Si la structure apparaît puissante et efficace, chaque module chorégraphique qui la nourrit, simple en apparence, contient une infinité d’espaces possibles pour le geste: qu’il soit frappé, glissé, en accent ou en temps continu, sur place ou dans le déplacement, en courbe ou en ligne, global ou dissocié… Ces gestes s’impriment comme autant d’évènements surgis du chaos de la vitesse et la répétition. L’affaissement et la sphère se conjuguent au signe du poing fermé, tendu au bout d’un bras contracté. La perte de soi est ainsi toujours reprise par un corps présent à lui-même, debout et résistant à la tentation de l’abandon.
Au final, Rosas Danst Rosas donne le vertige et offre un paradoxe. On peut être fasciné par la performativité de l’acte, succomber à l’esthétique de l’épuisement à l’œuvre. Ces flux permanents et cette intensité de la répétition nous forcent pourtant davantage à partir, à nous évader ailleurs et autrement, plutôt qu’a rester fixer sur ce qui s’agence et s’énonce comme une forme sous contrôle. Voir des gestes dans les gestes, des espaces dans les espaces, histoire de rêver des spatialités autres.