Séries de photographies de Robert F. Hammerstiel
Motifs de l’économie par Michelle Debat
Parce que c’est l’homme – ou plus exactement ce qui construit ou modèle, si ce n’est conditionne, son identité qui est au centre de sa démarche, que Robert F. Hammerstiel a choisi de s’intéresser aux avatars matériels de notre société de consommation et à la manière dont son économie de marché crée et dispense leurs formes de représentation. C’est alors en archéologue des clichés de notre monde de produits formatés, miniaturisés, emballés que l’artiste présente lors de cette première exposition à la galerie Michèle Chomette une partie de ses «fouilles» troublantes.
Deux séries de photographies couleur récentes : «Made by Nature» (2004), «Private Stories» (2005), ainsi que trois vidéos : Die Blaue Lagune III (1999/2004), Die Blaue Lagune IV (2004), Tamburino Hotel (2006), permettent d’approcher l’essentiel d’une œuvre déjà conséquente où la question éthique supplante avec subtilité et dans une extrême actualité, la simple question critique. En effet, cet artiste autrichien né en 1957, qui a déjà bénéficié d’une importante exposition au Crédac en 1998, décline depuis plus d’une quinzaine d’années, des séries photographiques, des vidéos, des installations, où se parasitent les notions de nature et d’artifice, de série et d’unicité, de reproduction et d’original, de simulacre et de substitut, bref, toute une suite dialectique où l’image photographique fonctionne comme paradigme tant elle n’a cessé de prouver son incroyable pouvoir fictionnel en même temps qu’elle s’est elle-même révélée comme premier avatar iconique, document déchiffrable, marchand, multiple et donc consommable.
Et c’est justement parce qu’il utilise le médium photographique – cet échantillonnage artificiel du réel, cette image-produit inclassable entre art et industrie – que Robert F. Hammerstiel propose au spectateur un précieux travail de réflexion esthétique et socio-politique autre qu’un pur constat critique. En s’appuyant sur l’économie, il touche en fait à la question ontologique du vivant. Dans Made by Nature (2004), ce sont nos nourritures terrestres, imitées quasi parfaitement, qui composent des natures mortes épicuriennes où la technique photographique est alors mise au service de la trahison de l’artifice.
Au-delà des habitudes gustatives, les couleurs saturées, l’absence d’ombres portées des fruits, fromages ou aiguières, sont en effet là pour interroger la vraisemblance et non la vérité. Essentielle subtilité des codes de la séduction dont joue le photographe avec humour et ironie. Ainsi, avons-nous à faire ici à une mise en abyme du processus de reproduction. Celui dont participe justement la photographie qui, en réduisant le réel à une image, le vide de toute «chair» et donc de temporalité, mais celui aussi dont l’image photographique est devenue le prototype, à savoir le devenir sériel puis marchand de toute production devenant produit. La nature et la culture mises en boîte et avec elles notre histoire et nos désirs : non pas au Musée mais en Musée, pour mémoire mais aussi pour consommation, et donc pour satisfaction immédiate et bonheur jetable ? Jusqu’à ce que la culture se substitue à la nature et qu’à son tour la culture ne s’assèche en produit culturel accessible en grand nombre et pour le plus grand nombre. Le désir formaté et avec lui la différence effacée.
C’est à ce glissement pervers, souvent intangible que nous conduit doucereusement la dernière série de Robert F. Hammerstiel, «Private Stories» (2005). Tout en nous faisant sourire, cette suite de photographies couleur représentant les intérieurs formatés de l’esthétique pavillonnaire ne peut nous laisser en effet indifférent. Une fois de plus l’artiste constate sans juger, mais use ici de la mise en scène pour faire de ces images photographiques des miroirs sociologiques, mais aussi de véritables «bandes-annonces» pour films documentaires.
Le fameux «miroir qui se souvient» cher aux historiens de la photographie est renversé par l’acuité visuelle et scénique de Robert F. Hammerstiel, en incroyable embrayeur fictionnel. Et le spectateur de ses photographies ne tarde pas à se prendre au jeu du «film», et surtout à inventer la fin de l’histoire, ou du moins à en reconstituer les circonstances. Mais là où Cindy Sherman s’inspirait dans ses «film-stories», de véritables photogrammes cinématographiques, Robert F. Hammerstiel nous laisse croire qu’il s’en inspire alors qu’il en invente.
Ici est le trouble, la séduction mais aussi la justesse de sa position, à la fois en tant que photographe, mais aussi en tant qu’artiste. Le pouvoir descriptif de la photographie est mis au service d’une narration qui hésite entre la théâtralité et le documentaire faussement intimiste. En effet, pour parfaire cette ambivalence entre théâtre, cinéma, photographie, mais aussi roman-feuilleton, il traque le stéréotype du jeune couple dans des attitudes anticipant leur (notre) mode de vie dans ces succursales normées de la monotonie et de l’ennui.
Comment créer de l’original à partir du multiple identique: renversement ontologique du processus photographique mais aussi de nos derniers avatars scientifiques. Le même, le semblable puis le clone, celui que Robert F. Hammerstiel avait auparavant reconnu dans la culture en serres de centaines de Yuccas bouturés – Yucca (1998). Le yucca devenu décor exotique de l’intérieur bourgeois et défiant comme l’illusion pavillonnaire l’hypocrisie d’une certaine démocratie, prêchant la différence comme valeur humaniste. Et si le modèle économique faisait du gommage des différences son motif marchand, et de l’homme son motif décoratif favori ? Tel est peut-être l’enjeu sensible de la démarche de Robert F. Hammerstiel, tant l’image photographique nous a appris à confondre le réel et son possible.
Article sur l’exposition
Nous vous incitons à lire l’article rédigé par Étienne Helmer sur cette exposition en cliquant sur le lien ci-dessous.
critique
Private Stories & Made by Nature