Robert Capa et la couleur
Certains seront surpris, voire choqués d’apprendre que Robert Capa a travaillé en couleur, non pas occasionnellement, mais très régulièrement après 1941. Ce pan de la production du célèbre photoreporter demeure pour l’essentiel méconnu. Celui que l’on considère comme l’un des maîtres de la photographie de guerre en noir et blanc a consigné sur pellicule quelques-uns des événements politiques majeurs survenus en Europe au milieu du XXe siècle. Ses photographies du Paris des années 1930, de la guerre d’Espagne, de la Seconde Guerre mondiale, de l’après guerre en Europe ainsi que ses dernières images d’Indochine nous sont connues en noir et blanc, et à de très rares exceptions près, aucune des rétrospectives posthumes consacrées à son travail n’a présenté ses photographies en couleur.
Robert Capa s’essaie pour la première fois à la couleur en 1938, deux ans après la mise au point par Kodak de la première pellicule couleur conditionnée en bobine, le Kodachrome. Alors qu’il séjourne en Chine pour couvrir la guerre sino-japonaise, il écrit à son agence new-yorkaise Pix, demandant à un ami de lui «faire parvenir immédiatement douze bobines de Kodachrome avec toutes les instructions sur la manière de les utiliser, les filtres, etc., […] bref, tout ce que je devrais savoir. Envoie-les moi “via Clipper”, parce que j’ai une idée pour Life». Seules quatre des photographies couleur qu’il réalise en Chine sont publiées, mais elles marquent le commencement de sa passion pour la couleur. Il travaille à nouveau en couleur en 1941 et, au cours des deux années qui suivent, s’efforce de convaincre les rédacteurs en chef d’acheter ses reportages couleur en plus de ses images en noir et blanc. Après guerre, la presse magazine cède cependant à la vogue de la couleur et les commandes de sujets en couleur affluent. Robert Capa prend dès alors l’habitude, qu’il conservera jusqu’à la fin de sa vie, d’emporter presque systématiquement avec lui au moins deux appareils photo: l’un pour le noir et blanc, l’autre pour la couleur.
Alors que les critiques dont faisait l’objet la photographie couleur se sont depuis longtemps tues, c’est tout un aspect du travail de Robert Capa qui est aujourd’hui réévalué. Ses photographies couleur jettent un éclairage nouveau sur la ténacité avec laquelle il travaillait dans un domaine assujetti au règne du noir et blanc. Concomitant de la période où il se réinvente lui-même à New York en tant que photographe à l’issue de la guerre d’Espagne puis de nouveau après la Seconde Guerre mondiale, son recours à la couleur contribue à préserver la pertinence de son travail au regard de la presse magazine. Les images en couleur qu’il nous a laissées de sa carrière après guerre n’ont de loin pas la gravité politique qui caractérisait ses reportages de guerre, mais reflètent une vision plus enjouée et prospère d’un monde désirable tel que le recherchaient les magazines.