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Robbie Cornelissen

Camille Fallen. Vous présentez ici une série de dessins dont plusieurs sont des grands formats, ainsi qu’une animation réalisée à partir de certains d’entre eux. Pourtant, vous ne vous êtes pas immédiatement consacré au dessin. Pourriez-vous nous faire part de votre parcours?
Robbie Cornelissen. Pour moi, le parcours – le voyage de la vie, est toujours intéressant, pas seulement pour les étudiants, mais pour le travail également, parce qu’ils vont ensemble. C’était une nécessité pour moi de dessiner, non seulement parce que j’aime ça, mais aussi parce qu’il était vital pour moi de trouver ma façon de m’exprimer.
J’ai commencé par une année en école d’architecture. J’ai ensuite étudié la biologie, après quoi j’ai enseigné. Après deux années de professorat, j’ai senti que je n’étais pas heureux et que je devais changer ma vie du tout au tout. Je me suis alors inscrit en école d’art et je me suis senti vraiment mieux.
Après l’école, j’ai commencé par la peinture, mais je visais un point idéal impossible à atteindre. Je n’arrivais pas à faire ce que j’avais en tête. Il a alors fallu que je tombe malade pendant plus d’un an pour que je me tourne vers ce que mes forces me permettaient encore de faire.
J’ai ainsi commencé à dessiner sur de petits formats. Ces premiers dessins étaient très différents de ceux qui sont exposés ici. C’étaient de petites choses poétiques et oniriques suspendues dans les airs, sans sol ni fondement. Je n’utilisais pas non plus la perspective. Mais au fil du temps, mes dessins sont devenus de plus en plus concrets, comme ma vie. Le sol est apparu au moment même où je commençais à avoir les pieds sur terre. La perspective, de son côté, est apparue avec la naissance de mes enfants. Toutes les fois, c’est au pied du mur que j’ai été poussé à changer, à faire le saut que je n’osais pas faire. Après coup, je me suis toujours dit: «Pourquoi n’as-tu pas fait cela avant?»

Vos dessins sont à la fois rationnels, métaphysiques et oniriques. Les grands formats dévoilent une architecture imaginaire jouant de la géométrie, des symétries mais aussi des distorsions. Dans certains d’entre eux apparaissent également des motifs fantasmagoriques, empruntant aussi bien à l’humain qu’à l’animal ou au végétal, comme dans The Gyn. En même temps, les traits sont incroyablement travaillés, si bien qu’en approchant de The waiting room, il semble que l’on découvre d’autres dessins dans le dessin, d’autres trajets, d’autres voies. Il y a quelque chose dans votre travail qui semble relever de la radiographie et de la dissection minutieuse. Sans tout ramener à votre biographie, pensez-vous que ce soit aussi un héritage des premières années de votre formation, entre architecture et biologie?
Robbie Cornelissen. Oui, bien sûr, il y a une relation. Mais pour être honnête, même si cela ressemble à de l’architecture, il s’agit d’abord d’une traduction de mon espace mental.
S’il y a un rapport avec l’architecture, la biologie et le corps humain, il tient peut-être à mon intérêt pour ce qu’il y a à l’intérieur de soi. Toutefois, mon travail est en train de changer. J’utilise par exemple de plus en plus de photographies et de photographies d’architectures. Le dessin Restauration, par exemple, est fait à partir de la photographie d’un espace de restauration avec ses tableaux alignés le long du mur.
En outre, le travail évolue sans cesse et, actuellement, cela s’accompagne aussi d’un désir de changer. Je ne sais donc pas exactement où j’en suis maintenant. Je le saurai rétrospectivement, dans deux ou trois ans.
Pour la dissection et la radiographie, oui, pourquoi pas, je n’y avais pas pensé. Mais chacun peut se raconter sa propre histoire et voir ce qu’il veut dans mon travail, des choses que je n’ai pas vues. D’autant plus que je dis parfois des choses qui ne sont pas vraies (rires).

Vous évoluez vers la reproduction de photographies d’architectures, du moins est-ce une partie de votre travail actuel. À voir certains de vos dessins, je leur trouve une parenté avec les photographies de Candida Höfer.
Robbie Cornelissen. Oui, je les utilise beaucoup. J’aime ces photographies. Pour la perspective centrale surtout, que j’utilise parfois moi-même, comme dans Restauration. J’utilise aussi beaucoup des photographies de Lee Varis et de Thomas Struth. Restauration est d’ailleurs inspiré d’une photographie de Thomas Struth qui utilise aussi la perspective centrale. J’ai ajouté le tableau sur la gauche pour accentuer cette impression. Par ailleurs, en reproduisant les tableaux, à l’exception de celui qui représente le Christ que j’ai gardé comme tel, je n’ai gardé pour les autres que les cadres et j’ai dessiné des traits différents sur leurs toiles, selon ce qu’ils m’inspiraient.

Lors de votre conférence à l’école nationale des Beaux-Arts de Paris, vous avez dit avoir eu plusieurs styles selon les périodes de votre vie, voire en même temps. Pouvez-vous nous en dire plus?
Robbie Cornelissen. Oui, ce que j’ai voulu dire, c’est que l’on voit souvent un artiste appartenir à un courant artistique tout au long de sa vie, l’art conceptuel, etc. De mon côté, ce n’est pas ce que j’ai souhaité car ces classifications ne signifient pas grand-chose pour moi. J’ai préféré les oublier.
Lors de mes études en école d’art, les étudiants voulaient devenir des artistes modernes. Les professeurs vous disaient alors ce que vous deviez faire et ce que vous ne deviez pas faire. Cela avait beau être une école d’art, c’était très normatif. De mon côté, je voulais simplement devenir moi-même.
En sortant de l’école, j’ai mis au moins huit ans avant de faire ma première vraie exposition. J’ai d’abord travaillé seul, de mon côté, jusqu’à ce que je me sente assez fort. Bien sûr, je vis dans le monde contemporain, je m’inspire des choses qui m’entourent et je tente d’être aussi ouvert que possible. Mais je veux faire ce qui est d’actualité dans ma propre vie. Ce que j’ai à l’esprit, ce que je ressens, je le fais, quelle que soit la forme que cela prenne.

Vous dites que tenir un crayon est ce qui vous fait entrer en contact avec votre intériorité. Par ailleurs, votre univers s’inspire de ceux de Borges et de Kafka et, lorsque vous parlez du moment où vous dessinez, vous employez souvent le mot «récit». La parenté entre votre travail et celui d’un écrivain ne tient-elle pas au crayon et à l’activité de la main tenant un crayon (pour autant que l’on envisage l’écrivain comme écrivant encore à la main…)?
Robbie Cornelissen. Oui, il m’est très facile de traduire ce que j’ai à l’esprit avec un crayon, beaucoup plus facile qu’avec un pinceau. Avec quelques traits, je peux figurer un espace à trois dimensions, construire une architecture, aller à l’intérieur. L’espace se transforme en quelques traits sur la feuille et je sens que mon univers mental peut alors se manifester dans toute sa complexité et dans toutes ses dimensions; dimensions qui sont simultanément présentes en chacun de nous, pensées, souvenirs, inconscient, émotions, désirs, rêveries, etc.
Tandis que je vous parle, je suis en même temps là et ailleurs. Il se passe parfois beaucoup de choses en nous en quelques secondes. Sans que ce soit mon but, je joue toutefois à faire venir et à mettre en forme cette expérience sur la feuille lorsque je dessine.

Vous utilisez souvent le terme de «récit» lorsque vous parlez du moment où vous dessinez. Mais, au moment où vous avez parlé de l’animation que vous avez faite (visible au sous-sol de la galerie), vous avez paradoxalement parlé de votre difficulté à élaborer un récit…
Robbie Cornelissen. Oui, cette question est intéressante. Cela tient sans doute au fait que la structure du film présuppose d’emmener le spectateur avec soi tandis que lorsque je dessine, je ne pense pas à celui qui va regarder le dessin.
Pour l’animation, je dois penser au temps, à l’histoire, à la logique, ce qui me rend les choses un peu compliquées. C’est plus facile pour moi de raconter une histoire avec un dessin, cela ne nécessite pas d’activer la partie rationnelle de mon esprit. Ce qui me plaît lorsque je dessine, c’est de ne pas penser car tout vient alors ensemble et forme une unité: la pensée, les sentiments, les émotions, etc. Cela nécessite bien sûr beaucoup de travail: il faut s’y mettre, commencer, persévérer, mais dans les bons jours, les bons moments, c’est ce qui arrive.
Dans le passé, je dessinais pour ces moments-là. Mais maintenant, j’ai décidé que ce que le dessin devait unifier c’était la vie elle-même, dans ses différents aspects et tous ses contrastes.

Lorsque vous dessinez de grands formats, vous commencez d’abord par le faire en posant la feuille ou bien les feuilles au sol, après quoi vous les accrochez au mur. Que signifient ces deux temps et ces deux mouvements?
Robbie Cornelissen. Lorsque je dessine avec la feuille au sol, je m’occupe de certaines parties du dessin sans voir l’ensemble. Lorsque la feuille est au mur, je prends du recul, je change de point de vue, ce qui oriente autrement et vers ailleurs le devenir du dessin.
Il s’agit de transformations et de métamorphoses, notions et réalités qui sont extrêmement importantes pour moi. La transformation du dedans en dehors et du dehors en dedans, le passage de la vie à la mort, etc. Tous ces entres deux, ces passages et ces mutations sont à l’arrière-fond de ce que je fais. C’est le crayon qui me conduit de part et d’autre. J’ai besoin de lui parce qu’étonnamment, si je prends un pinceau, cela ne marche pas. Le crayon est comme un véhicule qui me fait naviguer dans des contrées où rien d’autre ne me conduit. C’est magique. C’est comme une machine à explorer le temps et cela a aussi à voir avec l’enfance. Lors de la performance de la line drawing «Little boy pissing the universe», au Centraal Museum d’Utrecht, les visiteurs pouvaient en marchant tracer une ligne au crayon le long d’une bande de papier de 17 mètres de long et de 4,5 mètres de large. Or, après cette expérience, les visiteurs venaient souvent me raconter leur vie, me dire qu’ils n’avaient plus dessiné depuis leur enfance et la joie que cela venait de leur procurer. À la fin, trois bandes de papier ont ainsi été entièrement noircies, traversées de centaines de lignes. Elles ont recouvert, en les juxtaposant, toute la surface d’un mur de l’exposition.

Dans vos dessins, il y a de très nombreuses entrées pour le regard, notamment lorsqu’il y a plusieurs perspectives. Mais, d’une certaine façon, une fois le regard pris dans le dessin, c’est comme s’il n’y avait pas de sortie. D’où l’atmosphère carcérale qui rappelle Kafka et, malgré toutes les différences, notamment la couleur, les dessins de Marcel Storr.
Robbie Cornelissen. Bien sûr, je joue avec ça. Quand vous êtes dans votre tête et que vous ne pouvez pas vous exprimer, vous êtes enfermé. Vous devez trouver une façon de communiquer. Les espaces de ces dessins peuvent être ouverts, transformés, créés des connexions. Mais dans ma propre vie, j’ai été longtemps enfermé, beaucoup plus que maintenant, avec de vrais problèmes avec les mots.

Dans l’animation The labyrinth runner, cela commence avec la vidéo d’un enfant qui court. De la couleur, son visage passe au noir et blanc. Puis des lignes de chiffres tracées au crayon voilent peu à peu son visage et finissent par s’y substituer, jusqu’à ce que nous entrions finalement dans vos dessins. Comment avez-vous réalisé cette animation?
Robbie Cornelissen. J’ai collaboré avec un professionnel qui a utilisé un programme informatique. Nous avons travaillé ensemble pendant des mois, également pour la bande-son. J’ai réalisé beaucoup de dessins pour ce film, mais il ne s’agit pas pour autant d’une animation image par image. Le logiciel a aussi joué son rôle.

Alors même que cela a commencé comme une opportunité offerte par la maladie, dessiner sur de très grands formats est finalement devenu une activité très physique…
Robbie Cornelissen. Maintenant je change un peu les choses, comme pour la performance de la line drawing. Je n’aurais pas pu faire ce dessin seul si bien que je me suis dit, pourquoi ne pas le faire avec d’autres? J’ai d’abord pensé à mes étudiants, et puis il m’est apparu que les visiteurs pouvaient aussi participer et cela a merveilleusement bien fonctionné. C’est lorsque vous ne savez pas comment faire, que vous êtes coincé par la situation et la force des choses qu’une solution créative peut finalement arriver

La performance de la line drawing a donné beaucoup de liberté et de joie aux visiteurs qui ont joué le jeu. Pourtant, il fallait obéir à la règle, c’est-à-dire tracer une ligne (et rien d’autre) pour jouir de cette liberté et de cette joie. On retrouve quelque chose de ce paradoxe dans votre travail: une grande liberté en plein cœur de l’enfermement.
Robbie Cornelissen. Oui, j’ai parlé d’architecture, de biologie mais j’ai surtout voulu être libre toute ma vie. J’ai voyagé partout, fait de nombreuses expériences, rencontré des hommes et des femmes charmantes, j’ai été libre et puis, je ne me suis plus senti libre du tout. Parce que lorsque vous ne suivez pas les règles, que vous êtes déconnecté de la vie des autres, vous pouvez voyager en Afrique, en Chine etc., vous êtes hors du monde. Jusque dans l’art, la question est de savoir la forme que vous voulez donner à votre liberté.

(Interview réalisée en anglais)

Exposition
Kogan Gallery, 96 bis rue Beaubourg. 75004 Paris
Du 16 mars au 29 avril 2012

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