ART | CRITIQUE

Rirkrit Tiravanija

PJulia Peker
@12 Jan 2008

Exotisme à vendre, circulation facile, communauté conviviale, notre monde ouvre ses frontières aux marchandises et aux hommes, sur fond d’idéaux bon marché en miettes. Le libéralisme prend la relève du colonialisme, mais le retour à l’envoyeur est radical. Derrière le décor, seule la merde circule véritablement.

Le monde est aujourd’hui un espace de circulation où la marchandise est reine. Les produits s’exportent, les gens circulent. Tout s’achète et s’échange, le bout du monde est à portée de main, une destination de rêve pour touriste en mal de soleil. Mis en pièces, les idéaux sont méconnaissables, déguisés à force d’être monnayés.

C’est ce monde-là qui est le sujet de l’exposition présentée par Tiravanija. Aux deux bouts de la galerie, les paysages des tropiques font office de papier peint; dans ce décor kitch, les palmiers plastiques sont de rigueur.
A l’intérieur de cette mise en scène de décor exotique, deux grandes œuvres, sans titre.
La première est une immense table conviviale, sur laquelle son éparpillées les pièces d’un puzzle. Il faut savoir qu’il s’agit du célèbre tableau de Delacroix La liberté guidant le peuple pour le croire. Il faut y croire pour trouver le courage de s’asseoir sur le banc, et chercher à assembler ces milliers de morceaux amassés. Travail de fourmi promis au désespoir ! Une fois reproduite en puzzle, mise en morceaux et émiettée, la liberté n’est plus rien qu’un titre, une image dans notre souvenir, un slogan à exporter. Les visiteurs sont invités à constituer une communauté désoeuvrée et dérisoire, à tenter de reconstituer une partie du puzzle. Un coin est ébauché, mais le chaos est là, abyssal.

La deuxième installation est une maison, construite en matériaux légers, bois et métal, petite cabane ouverte par une porte coulissante. Tiravanija reprend là la maison tropicale construite par Jean Prouvé en 1951, pour être transportée dans les colonies françaises d’Afrique. A l’intérieur de la maison de Tiravanija, des toilettes rudimentaires, à la turque, à côté desquelles se trouve une pile de papiers. Ces feuilles en tas, ce sont des formulaires de déclaration pour circuler à l’intérieur de l’espace Schengen.

S’il y a une chose qu’on a exportée dans les colonies, ce n’est certainement pas un quelconque idéal humaniste.
La seule chose qui circule dans cet espace de circulation, c’est bien la merde. Derrière le paravent colonialiste, le libéralisme marchand, la merde est l’anti-valeur qui empeste ce monde, le visa pour Schengen.
D’un côté, la liberté en miettes sur une table, méconnaissable, de l’autre l’excrétion, dissimulée derrière un paravent.

Deux tableaux complètent l’espace vide des pièces attenantes : deux huiles sur bois, où la légende remplace l’image. Sur le premier il est écrit «knot for sail», et sur le second : « on ne peut pas simuler la liberté ». L’éloquence de ces tableaux perturbe la vision : il se donne moins à voir qu’à lire, nous mettant sous le nez leur sens, aussi massif qu’un slogan.
L’image de la liberté est réduite en morceaux, désastre dans lequel il est impossible de reconnaître une simple ébauche. Ce n’est pas dans les cadres qu’on peut voir la moindre image, mais à même les murs, sur le papier peint exubérant. De loin on dirait une photographie, arrachée à une brochure touristique. De près, on s’aperçoit que les morceaux de papier ne sont pas correctement ajointés, et qu’une fine couche de peinture vient recouvrir le cliché.

La seule image qui se donne à voir est un pur décor de vitrine, un papier peint pour nos salons d’hiver. A l’intérieur de ce décor exotique qu’on achète à bon prix, décor de rêve où le bleu du ciel rivalise avec celui de la mer, l’espace de l’exposition s’adresse au visiteur comme un retour à l’envoyeur. Les constructions coloniales de Prouvé sont le théâtre d’une liberté en miettes, abritant la circulation de la merde.

L’exotisme est à vendre, mais il faut savoir que les palmiers sont en plastique. Le monde n’est qu’un espace de circulation, dans lequel le libéralisme met en pièces la liberté. Reste le décor de bord de mer, et l’odeur suspecte de la merde, derrière le paravent.

Rirkrit Tiravanija
— Sans titre, 2006. Pavillon et table en bois et métal, puzzle représentant la peinture de Delacroix La Liberté guidant le peuple. 680 x 400 x 300 cm (pav.) ; 225 x 360 x 75 cm (tab.) ; 225 x 281 x 0,3 cm (puz.).
— Sans titre, 2006. Bois, métal. 250 x 275 x 250 cm.
— Knot for Sail, 2006. Huile sur bois. 52,4 x 63,2 x 8,4 cm.
— On ne peut pas simuler la liberté, 2006. Huile sur bois et papier peint. 52,4 x 63,2 x 8,4 cm.

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