Au rez-de-chaussée de la galerie, trois écrans disposés côte à côte projettent une scène identique: un groupe d’écoliers britanniques, en uniforme, décrivant leurs impressions devant Weeping Woman ou La Femme qui pleure de Pablo Picasso (1937), mais avec des cadrages différents selon les écrans. Les plans, centrés sur un visage ou une partie du groupe, diffusent ainsi, en simultané, les réactions des élèves. Une organisation en triptyque, comme un premier clin d’œil à l’histoire de l’art.
Sur le mur latéral, une autre vidéo montre l’une des écolières, Ruth, assise parterre en train de copier cette même toile de Pablo Picasso. Le regard de la jeune fille opère des va-et-vient entre sa feuille et le tableau, situé en face d’elle, au niveau de la caméra. Seul le bruit du crayon sur le papier et son expression concentrée nous sont accessibles. D’une durée de six minutes, le film tourne en boucle, étirant en un infini ce temps de rencontre avec l’œuvre.
Ces deux vidéos de Rineke Dijkstra, Weeping Wowan et Ruth Drawing Picasso datent de 2009. Elles ont été réalisées à la suite d’une série d’ateliers menés avec des collégiens à la Tate Britain ― le musée londonien où est conservée justement La Femme qui pleure de Pablo Picasso. L’expérience est éloquente, car elle dévoile, en filigrane, l’environnement culturel, politique et religieux de ces enfants scolarisés.
Selon eux, le personnage féminin de la toile pleure d’effroi ― car elle aurait vu le diable ou un film d’horreur! ―, ou de joie ― son mari venant de rentrer sain et sauf de la guerre… Mais au-delà du seul conditionnement social, les films laissent affleurer sur la pellicule la singularité de l’individu, son imaginaire, celui qui fait dire à ce jeune garçon qu’un rire se cache peut-être derrière le cri muet ― Picasso peint ce sujet après le massacre de Guernica et représente une mère éplorée par la mort récente de son enfant ― et substitue ainsi l’espoir au désespoir et à l’agonie.
Ici, et plus généralement dans son œuvre, Rineke Djikstra essaie de «trouver un équilibre entre ce qui reflète un contexte général et ce qui relève de la sphère individuelle», ce «double point de vue» propre, selon elle encore, au medium photographique.
La forme est caractéristique du travail de la photographe hollandaise. La frontalité des plans et l’utilisation du flash en complément de la lumière naturelle renforcent l’impression de proximité et d’intimité avec les sujets photographiés.
L’alternance entre les écrans, les boucles temporelles, créent une rythmique fictionnelle, qui éloigne formellement l’œuvre du documentaire tout en redoublant la sensation de présence réelle, d’authenticité. De la même façon, la décontextualisation systématique des prises de vues ― Rineke Dijkstra a travaillé dans un studio avec pour unique décor un mur blanc ―, fait ressortir certains comportements révélateurs d’une communauté ou d’une génération: gestes, mimiques, regards, expressions, références stéréotypées.
C’est le cas de la vidéo Krazyhouse Liverpool, tournée dans un studio installé sur la piste de danse de la boite de nuit éponyme, dès sa fermeture. Cette série, où la photographe demande à de jeunes clubbers de danser devant sa caméra sur leur morceau de prédilection, seuls et isolés du contexte d’origine, est inaugurée en 1996 avec la première du genre: Buzzclub.
Les corps confiants ou maladroits, en pleine transformation physique, tentent d’affirmer une virilité ou une féminité en devenir et leur appartenance à un groupe social auquel ils empruntent les codes vestimentaires ou les attitudes.
La virtuosité de Rineke Dijsktra consiste à saisir justement cette ambivalence de l’adolescence, entre mimétisme, obsession de l’apparence et construction identitaire. Derrière une perméabilité aux modes et aux tendances, un assujettissement au regard de l’autre, gentiment risibles, se devine l’unicité d’un être en dormance, la grâce, propre à cet âge d’incertitude et de bouleversement intimes.
Tout le talent de Rineke Djisktra est donc là , dans cet art de transcrire au plus juste la personnalité de ses sujets, par des procédés et des stratégies simples, et une technique irréprochable. Celle qui a commencé sa carrière en portraiturant les grands de ce monde devient une spécialiste pour révéler le visage de l’anonyme en «un instant de vérité».
Dommage que ce travail, qui mérite tant d’être connu et compris par le plus grand nombre, souffre d’un accrochage aussi peu didactique. A moins de parler anglais, il est impossible d’avoir accès aux commentaires des écoliers de Weeping Woman, ni aux explications, pourtant précieuses, de la feuille de salle. Aussi privées et commerciales soient-elles, les galeries de la renommée et de la qualité de Marian Goodman devraient garder à l’esprit leur mission ― implicite mais presque évidente ― de transmission de l’art actuel, afin que l’ouverture au public prenne vraiment un sens.
— Ruth drawing Picasso, Tate Liverpool, 2009. 1 channel video HD installation, color, sound. 6 minutes, 36 sec., loop
— The Weeping Woman, Tate Liverpool, 2009. 3 channel video HD installation, color, sound. 12 minutes, loop
— The Krazy House, Liverpool, UK, 2008-2009. 4 channel video HD installation, color, sound. 32 minutes, loop