Pour Rien n’est beau, rien n’est gai… présenté dans le cadre du festival Etrange Cargo, Yves Noël Genod nous avait promis un « travail sur le butô » dans sa dimension sacrificielle. Rien d’étonnant donc à ce qu’il invite sur scène Jeanne Balibar, associée au genre depuis sa collaboration à La Danseuse malade, une pièce de Boris Charmatz écrite à partir des textes du fondateur du mouvement: Tatsumi Hijikata.
Malade, la comédienne le demeure sous les fils distendus du metteur en scène, titubante, nauséeuse, dépressive, dépossédée de ses rêves de notoriété. Diva déchue, actrice ratée, elle fume tristement sa gloire évaporée adossée à un chambranle de porte. Ses errances sur le plateau meublent le vide qui l’environne. Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, s’il est question ici d’un sacrifice, ce n’est pas du sien dont il s’agit, ni de celui de ses deux comparses, Marlène Saldana et Kate Moran, mais bien du spectacle lui-même, soumis à une déconstruction irréversible. Le texte, substrat du théâtre, n’est plus qu’une parole dite où le sens est secondaire, parvenant jusqu’à nous du fond des coulisses, assourdi, inaudible, ridicule.
Habitué à s’affranchir des conventions, Yves-Noël Genod résiste à la narration comme on milite pour une cause. La pièce est une succession de temps étirés, de silences, où l’ennui est évité d’un rien, évincé par le plaisir contemplatif qui naît mystérieusement. Une femme au regard absent, grotesque en sous-vêtements sexy et coiffe de plumes, fascine par sa quasi-immobilité et cette présence assidue, interminable, parfaitement inutile. Comme souvent chez Yves-Noël Genod, le cynisme et le goût de la farce ont une vraie épaisseur existentielle.
Le lien avec la « danse des ténèbres » est ténu mais perceptible, véritable ciment idéologique de la pièce dans cette atmosphère désenchantée qui atteint jusqu’aux fondements du spectacle. Les corps sont faibles, vulnérables, singulièrement vidés de leur substance au moment du final. Et si le Japon est évoqué, c’est par le biais de la caricature, celle d’une culture gavée aux mangas et aux jeux vidéos (véritable défouloir pour cette société aux contours rigides) et qu’incarne magistralement Marlène Saldana, munie de ses sempiternelles ailes d’anges. Comme la naissance du butô était symptomatique des désillusions de l’après-guerre, le désabusement qui irrigue Rien n’est beau semble prendre sa source dans la société contemporaine et la crise sociale, culturelle et économique qui lui est inhérente.
Mais cette cohérence avec la note d’intention n’empêche pas les temps morts, les improvisations pas toujours très convaincantes et cette complicité entre le metteur en scène (présent dans les gradins) et ses actrices dont on se sent irrrémédiablement exclu. L’agacement n’est jamais très loin, et l’on finit par se demander, à force de regarder les volatiles picorer à l’arrière de la scène, si nous ne sommes pas (nous même) les dindons de cette mascarade de théâtre. Mais là réside peut-être tout l’intérêt de la pièce, dans cette prise en otage du spectateur dont la passivité est exposée au grand jour, forcé désormais à se positionner, à prendre du recul sur ce qu’il lui est donné à voir, à s’activer, quitte à remettre en cause, ironie poussée à son comble, son envie d’aller au théâtre.