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Retour d y voir n°3 et 4

Retour d’y voir est la revue d’histoire et de théorie de l’art publiée par le Mamco de Genève. Bien qu’essentiellement consacrée à l’art du XXe siècle, elle accueille, au-delà de cette période historique, toute recherche développant un point de vue singulier sur des objets qui ne le sont pas moins.

Information

Présentation
Erik Bullot, Olivier Schefer, Denys Riout, Jean-Luc Nancy, Thierry de Duve, Philippe Lacoue-Labarthe, Richard Wollheim,…
Retour d’y voir n°3 et 4

Extrait de “Hugo Ball: le faune et le moine au Cabaret Voltaire” de Maria Stavrinaki
“De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là.” (Charles Baudelaire, Mon coeur mis à nu)

Les six brefs mois de l’année 1916 passés au Cabaret Voltaire de Zurich constituèrent pour Hugo Ball, son fondateur mais aussi son premier apostat, une expérience décisive. De retour à Zurich en novembre de la même année après avoir tenté d’apaiser en Italie la tourmente dadaïste, Hugo Ball reviendra souvent sur cette expérience, de manière au moins implicite, jusqu’à sa mort en 1927.

Que son jugement fût celui de l’artiste, du penseur de la psychanalyse et de l’ethnologie, ou bien celui du croyant et de l’interprète des écrits patristiques, il comprenait toujours Dada comme une authentique “crise” cathartique.

Cette crise l’avait conduit lui-même à se détourner de plus en plus de l’art, ne se vouant plus depuis 1917 qu’à l’écriture intermittente de son roman Tenderenda le fantasque. Simultanément, il retrouvait la foi chrétienne qui était la sienne lorsque, encore enfant, il supportait difficilement le récit des supplices infligés aux martyrs. Une fois son roman achevé en 1920, il se consacra à l’écriture d’essais exclusivement théoriques, d’abord sur la politique, puis sur la théologie, la psychanalyse et sur la fonction de l’artiste dans la société.

Cela ne signifie pas qu’Hugo Ball ait renié le dadaïsme au profit du christianisme; au contraire, Dada s’est avéré être pour lui le moyen de sa reconversion à la religion chrétienne –à supposer bien sûr que l’on puisse avoir été fasciné par l’enfer en cessant de croire au ciel.

Dada, en aval et en amont
Figure excentrique mais aussi quelque peu versatile, Ball, étudiant la philosophie à Heidelberg, avait entamé une thèse laissée inachevée sur la pensée de Nietzsche durant son séjour à Bâle. Bientôt, sa réflexion sur l’interprétation par ce philosophe de la tragédie antique le menait à se faire dramaturge.

Quelques pièces de théâtre et des poèmes lui firent une place dans le milieu expressionniste de son temps: si ses poèmes exprimaient le “cri” existentiel du sujet expressionniste, ses projets de fondation d’un théâtre nouveau, à vocation spiritualiste, trouvaient leur inspiration dans les théories de la synthèse des arts et les compositions scéniques de Kandinsky.

Quand la guerre vint suspendre ses projets en août 1914, Ball ne fit pas exception: comme la majorité des artistes expressionnistes, il s’enivra de l’espoir que l’évolution morne de son époque serait salutairement rompue par cette guerre; il se porta trois fois volontaire, et trois fois fut réformé par les autorités militaires de son pays. Se rendant de lui-même sur le front de Belgique, il en revint semble-t-il secoué, repartit aussitôt pour Berlin où il reprit, aux côtés de Richard Huelsenbeck, une activité artistique témoignant désormais de son engagement antimilitariste.

C’est en février 1916 qu’il fonde le Cabaret Voltaire à Zurich où, après un bref passage à Bâle, il s’est exilé en 1915 avec la chanteuse Emmy Hennings. La Fuite hors du temps, son journal des années 1913-1921, est un des documents les plus fascinants de et sur l’expérience dadaïste. Qu’Hugo Ball ait retouché son journal en vue de sa publication et sous l’impact de sa reconversion au catholicisme n’affaiblit guère la validité de ses propos sur Dada.

À coup sûr, le tri ou la réécriture partielle à laquelle il a probablement soumis son texte lui donne une texture plus lisse et cette cohérence qui appartient au temps rétrospectif de la narration plutôt qu’à celui, discontinu, contradictoire ou répétitif, de l’expérience “chaude” de la vie.

Au demeurant, rien de ce que Ball mentionne n’a jamais été démenti par les autres dadaïstes qui, tous, lui ont survécu1 –à la seule exception de l’“invention” du nom “Dada”, revendiquée aussi par Tristan Tzara. De même, les lettres de Ball à Tzara, envoyées d’Italie à la fin de l’été 1916 après qu’il eut quitté le Cabaret Voltaire, confirment toujours son journal.

Enfin, son roman Tenderenda le fantasque ne le contredit jamais non plus. Composé de quinze parties où se succèdent librement prose et poèmes, ce roman est une sorte d’autobiographie grotesque et alogique –depuis la période de son expressionnisme et de sa brouille avec le cercle de Die Aktion jusqu’à sa fuite mystique hors du temps par la grâce de Dada.

De fait, Tenderenda était l’expression littéraire des mêmes thèmes que Ball conceptualisait dans son journal. Aussi le dadaïsme d’Hugo Ball est-il à comprendre en son aval et en son amont, c’est-à-dire dans le clivage de ce “moment-charnière”.

Au rebours d’une historiographie généralement soucieuse de maintenir une coupure entre le dadaïsme et le christianisme du fondateur du Cabaret Voltaire, c’est en considérant la constante réécriture de ce moment par les textes de Ball que l’interprétation de Dada peut s’enrichir.

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