« Retour au pays » se présente comme Eyes Wide Shut, le dernier film de Stanley Kubrick. La traduction du titre pose problème, il s’agit d’un regard ouvert et fermé à la fois. Les photographies de Gilles Saussier tentent toutes les réconciliations, tous les mariages possibles entre, d’une part, le genre du portrait et celui du paysage ; et, de l’autre, le reportage et la photo d’art. Les velléités sont bien présentes mais le résultat est en demi-teinte à l’instar des tirages sombres et granuleux.
Gilles Saussier n’est pas un plasticien, il appartient à la catégorie des photo-journalistes et ses clichés révèlent ce parcours de grand reporter. Sa pratique est comme un tuteur, elle sert l’autre à se maintenir. Comme un haut-parleur, il veut redonner la parole et donc témoigner. La volonté de tout dire est présente dans ses travaux comme celle d’expérimenter tous les moyens pour y parvenir.
L’accrochage présente une série cohérente dans le temps et dans l’espace. Le travail d’investigation porte sur une région précise et sur un laps de temps de plusieurs années. La vie rurale du Vexin devient le sujet principal. La déclinaison de ce thème s’effectue sur cinq ans et à travers des personnalités et des groupes divers : randonneurs pédestres, chasseurs, ouvriers agricoles, etc.
Les clichés sont volontairement panoramiques pour donner du champ et de l’espace aux scènes. Les dimensions sont grandes et veulent se mesurer à la peinture. Le tout tente de faire passer une majesté, une splendeur du travail champêtre et de la terre. L’ensemble tente de légitimer des instants authentiques. La capture d’une promenade champêtre la fleur au fusil ou au bout du crampon semble être la seule fin de cette démarche photographique mi-paysagère mi-portraitiste. L’accrochage tente de restituer l’âme d’un lieu, avec toutes ses personnalités et toutes ses identités.
Les titres des photos fonctionnent comme des légendes de presse. Ils donnent la date, le lieu, le nom des personnes photographiées. À l’aide de ces informations une petite histoire se déclenche. La photographie capturait un instant, maintenant elle marque de son empreinte un territoire comme le fait un toponyme. Comme les pancartes indiquant le nom d’un village ou d’un département, Gilles Saussier photographie comme on écrit sur une carte, comme on s’approprie un lieu, une région. Mais à l’opposé d’un conquistador, son soucis du détail passe par le respect des endroits et des personnes rencontrées. Sa taxinomie du Vexin s’écrit au jour le jour.
Malgré un travail à la chambre le résultat est granuleux et très sombre. La faute incombe à l’usage d’un film diapo qui flirte généralement avec le clair obscur. La pénombre gagne toute la surface des clichés. Ce rendu est une volonté de l’artiste qui peut laisser perplexe et rebuter quelque peu. Cela ressemble à ces grands formats réalistes que l’on peut voir au Musée d’Orsay. La même absence de chaleur, le même souci journalistique y est détectable. Les passants et travailleurs photographiés évoquent ces compositions posées à la manière de Bonjour Monsieur Courbet.
Le regard fermé, les yeux grands ouverts, voilà les thèmes de prédilection de Saussier. Ses personnages posent, prennent la pose, s’offrent à l’objectif tout en fermant les yeux. L’attitude de donner s’accompagne d’un refus immédiat de laisser son regard. Se dévoiler et se cacher, être à la lisière et en même temps à l’arrêt est une position qu’affectionne le photographe.
Gilles Saussier
— La Roche-Guyon, Roger Heudebert, locataire de la chasse en forêt domaniale de la Roche-Guyon, 2001. Tirage ilfochrome Classic prestige contrecollé sur aluminium. 90 x 242 cm.
— Amenucourt, bordurier en lisière du Bois de la Roche, 2000. Tirage prestige contrecollé sur aluminium. 120 x 152 cm.
— Amenucourt, le Mauvérend, chasseur dans le marais, 1999. Tirage ilfochrome Classic contrecollé sur aluminium. 90 x 242 cm.
— Chaussy, Patrick Villain, 1999. Tirage ilfochrome Classic prestige contrecollé sur aluminium. 90 x 242 cm.
— Chaussy, ferme de la bergerie, Balla Touré replantant des haies, 2002. Tirage couleur prestige contrecollé sur aluminium. 120 x 120 cm.
— Amenucourt, le Pont-aux-vaches, chemin dans le marais, 1998. Impression d’art en jet d’encre à pigment sur bannière souple couchée mat. 125 x 340 cm.
— Chaussy, domaine de Villarceaux, ferme de la Bergerie, ouvriers forestiers replentant des haies, 2001. Tirage lambdachrome contrecollé sur aluminium. 90 x 242 cm.
— Amenucourt, ferme du Val Perron, Alain Huber et son troupeau d’ânes, 1999. Tirage ilfochrome Classic prestige, contrecollé sur aluminium. 90 x 242 cm.
— Copierres, Henri Blanc et son groupe de randonneurs “chemin faisant”, 1999. Tirage ilfochrome Classic prestige, contrecollé sur aluminium. 90 x 242 cm.
— Amenucourt, Garçons chassant dans la côte aux chiens, 1998. Tirage ilfochrome Classic prestige, contrecollé sur aluminium. 90 x 242 cm.
— Ambleville, Stéphanie de Villefranche et ses enfants Gaspard et Flavia, 1999. Tirage ilfochrome Classic prestige, contrecollé sur aluminium. 90 x 242 cm.
— La Roche-Guyon, chasseur dans le bois de la Roche, 1999. Tirage ilfochrome Classic prestige contrecollé sur aluminium. 90 x 242 cm.
— Ruban pour Bruno Esnault, enfant de l’îe de Chatou, 2003. Témoignage de Bruno Esnault recueilli et typographié par Martine Delahaye (1988). Photo de plateau d’Eli Lotar (DR), tournage de Une partie de campagne de Jean Renoir (1936) rephotographiée en transparence des pages 23-24 de l’ouvrage de Henri Cartier-Bresson, Premières photos (Arthaud, 1991). Henri Cartier-Bresson, Les Yeux ouverts et Georges Bataille Les Yeux fermés; Photo de l’installation Méandres, Objet oublié dans une image : ma canne à pêche de modèle Empire, expo. « Des territoires » (Ensba, 2001), incluant une photo de la guerre d’Indochine de Pierre Ferrari (Ecpa); photo d’une plaque sérigraphiée du tableau d’Auguste Renoir, Les Canotiers à Chatou (1881), sur le chemin des impressionnistes, île de Chatou (2002).