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Reproductibilité et irreproductibilité de l’œuvre d’art

Quelles furent, du XIXe siècle jusqu’aux pratiques contemporaines de l’appropriation et du remake, les formes variées de la reproductibilité des œuvres ? Comment les artistes ont-ils réagi aux effets de la reproduction ?

— Auteurs : Sous la direction de Véronique Goudinoux et Michel Weemans; Luis Perez-Oramas, Gilles Tiberghien, Antonia Birnbaum, Pierre-Lin Renié, André Gunthert, Catherine Perret, Denys Riout, Bruno-Nassim Aboudrar, Michel Weemans, Véronique Goudinoux, Larys Frogier, Pascale Cassagnau, Jean-Christophe Royoux, Véronique Giroud.
— Éditeur(s): Bruxelles, La Lettre volée
— Année : 2001
— Format : 21×15 cm
— Illustrations : quelques, en noir et blanc
— Pages : 256
— Langue(s) : français
— ISBN : 2-87317-115-4
— Prix : 19,50 €

Introduction
par Michel Weemans

La reproduction des œuvres d’art a fait naître les conjectures les plus contradictoires, selon les pôles opposés d’une transformation merveilleuse de l’art ou de la menace de sa ruine. À l’enthousiasme de Moholy-Nagy pour les nouveaux procédés de reproduction, destinés à transformer la peinture en gerbes colorées flottant librement dans l’espace, à révéler des harmonies sonores inédites et à bouleverser la musique, répond le pessimisme d’Adorno reconnaissant dans la spirale noire du disque microsillon l’emblème du néant vers lequel la reproduction précipite l’art.

Les textes rassemblés ici n’ont pas pour enjeu d’approuver les effets positifs ou de dénoncer les aspects négatifs de la reproductibilité. La première particularité de ce recueil est de privilégier une analyse des pratiques artistiques et des œuvres elles-mêmes, envisagées dans leurs contextes historiques et selon leurs enjeux artistiques spécifiques: quelles furent, de la Maison Goupil jusqu’à Duchamp, de Manzoni jusqu’aux pratiques contemporaines de l’appropriation et du remake, les formes variées de la reproductibilité des œuvres ? Comment les artistes ont-ils accompli, de manière paradoxale, parfois avec humour, une analyse critique des effets engendrés par la reproduction ? C’est à travers ce panorama historique [panorama très partiel, un autre sommaire aurait pu comporter les noms de Marcel Broodthaers, Richard Hamilton, Hans-Peter Feldmann, Sherrie Levine, Helaine Sturtevant, Mike Bidlo, Alla Mc Collum, etc.] que sont abordés les multiples phénomènes que recouvre la notion de reproduction : la diffusion des œuvres, les effets de décontextualisation et de métamorphose des œuvres à travers leurs images, la prévalence de la reproduction sur l’original, l’apparition de formes multiples inédites.

Envisagées dans leur singularité les œuvres d’art tendent à minorer toute généralisation abusive, c’est seulement en elles et par elles que s’articule la reproductibilité qu’il s’agit de déchiffrer, et c’est cette puissance exemplaire des œuvres, au sens immanent du terme, qui est déployée ici. Il ne s’agit donc pas de renouveler, à l’ère de la reproductibilité numérique et sous la forme actualisée d’une « hyperreproductibilité », les traditionnelles prédictions de dématérialisation des œuvres, d’accès à l’art pour tous, ou encore de disparition du fétichisme de l’original. Les textes réunis ici considèrent plutôt la reproductibilité et l’irreproductibilité de l’œuvre d’art comme les deux faces d’une même médaille. Et s’ils dressent un constat, c’est celui d’une condition dialectique de l’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique.

Pour préciser cette approche, de manière nécessairement rapide en guise d’introduction, deux points valent d’être rappelés. Le premier concerne la virulence conflictuelle — liée à la notion même de reproduction — qui a marqué historiquement cette problématique. Le deuxième se rapporte à deux moments de cette problématique de la reproduction: en effet, si l’importance d’un texte ou d’une œuvre d’art se mesure à ce qu’ils concentrent et rendent intelligibles, au regard nouveau et aux nouvelles hypothèses qu’ils créent, il apparaît que l’essai sur « L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » de Walter Benjamin [1936, trad. C. Jouanlanne, in Walter Benjamin, Sur l’art et la photographie, Paris, Carré, « Arts et esthétique », 1997], ainsi que l’œuvre de Marcel Duchamp, comme en témoigne l’abondance de commentaires et d’analyses engendrés depuis plusieurs décennies, sont la cause d’une inflexion dialectique de la problématique de la reproduction dont me semble témoigner ce recueil.

L’affirmation d’une transformation de l’art par sa divulgation, les auteurs des siècles passés nous l’avaient déjà fait entendre: au début du XVIe siècle. l’humaniste flamand Lampsonius proposait à Vasari d’unir le génie italien de son ekphrasis à la virtuosité des graveurs flamands afin de diffuser à travers le monde les principes artistiques et les chefs-d’œuvre de l’Antiquité et de la Renaissance. Plus tard, Roger de Piles, estimant les estampes « arrivées dans notre siècle à un si haut degré de perfection », n’hésite pas à consacrer aux avantages considérables de cette invention, « l’une des plus heureuses productions des derniers siècles », le plus long chapitre de son Idée du peintre parfait. Mais si, ni pour Lampsonius, ni pour de Piles, le phénomène de la divulgation des œuvres à travers leurs images gravées ne s’élargit à l’idée d’une généralisation des arts multiples, c’est qu’il n’est pas abordé sous l’angle plus vaste de la notion de « reproduction ».
Le terme même de « reproduction » n’apparait qu’en 1690, dans son sens biologique d’abord, puis élargi au sens économique au XVIIIe siècle, avant de désigner les œuvres d’art multiples et, par métonymie à partir de 1839 — quand naît la photographie —, l’image reproduisant une œuvre d’art. La reproduction recouvre alors dans le champ artistique deux sens correspondant à deux phénomènes distincts. Le premier sens renvoie, au niveau de la production, aux phénomènes de multiplicité aussi divers que les œuvres produites en série, les fac-similés, ou les copies. Le deuxième, au niveau de la réception, renvoie à la médiatisation des œuvres à travers leurs images photographiques, à ce que, depuis Malraux, désigne l’expression devenue célèbre de « musée imaginaire ». Dès lors, la problématique de la reproduction ne cessera non seulement de glisser du sens 1 au sens 2, mais encore de les raccorder à un principe plus vaste qui transforme et définit la réalité moderne. Ainsi, pour Léon de Laborde [Léon de Laborde, « Travaux de la Commission française sur l’industrie des nations, Exposition universelle de Londres », 1856, in La Photographie en France. Textes et controverses. Une anthologie. 1816-1871, Paris, Macula, pp. 219-225], la reproduction désigne non seulement la diffusion générale de l’œuvre unique à travers ses images photographiques, « jusque dans la cabane du paysan », mais de façon plus générale une transformation de l’art par sa fusion avec l’industrie. « Les moyens reproducteurs », ajoute le comte de Laborde, « auxiliaires démocratiques par excellence », participent « du mouvement plus vaste de fraternité universelle et d’égalisation à tous les niveaux dont le point de départ est la révolution de 1789 ». Ce jugement énoncé dans le contexte d’une violente polémique autour de la vulgarisation de l’art, entendait répondre à ceux qui voyaient dans la reproduction le symptôme annonciateur d’une contagion tout à fait inverse menant à la ruine de l’art: la reproduction, pour le critique Paul Périer « monstrueux accouplement d’art et de commerce », « lèpre des arts », entraîne une inévitable « corruption du goût public générale et profonde » et par contagion menace de dégénérescence le talent créateur lui-même [Paul Périer, Bulletin de la Société française de photographie (sept. 1855), repris dans La Photographie en France. Textes et controverses. Une anthologie. 1816-1871, op. cit., pp. 213-217]. Cette polémique est aussi le chant du cygne des « graveurs d’interprétation » farouchement opposés aux photographes. Ainsi, contre les partisans de la gravure accusant la photographie en tant que copie mécanique, d’incapacité à transmettre la création, Théophile Gautier n’hésite pas à affirmer que les reproductions photographiques des tableaux de Delaroche par Goupil « ressemblent à des eaux-fortes de Rembrandt ». (Théophile Gautier, « L’oeuvre de Delaroche photographiée » in L’Artiste, janv.-avril 1858, p. 153-155. reproduit dans ibid, p. 240-243.).
Presque un siècle plus tard, en 1929, la même virulence et les mêmes arguments opposant un idéal de progrès technique et de démocratisation à la menace de déchéance à la fois du goût et du sens moral caractérisent en Allemagne la célèbre polémique suscitée par une exposition de fac-similés organisée à Hanovre. D’un côté, son organisateur progressiste, Alexandre Dorner, annonçait grâce aux progrès techniques de la reproduction la démocratisation et la désacralisation de l’art. De l’autre, ses détracteurs les plus conservateurs dénonçaient une « prostitution générale du regard», accusaient la reproduction de tromperie et de «crime de lèse-majesté contre l’art », de falsification des sentiments et du goût, et appelaient à agir contre cet excès qui « tuerait la civilisation ».

On le voit, l’avantage d’une notion aux contours flous étant de mieux se prêter à un jugement, la reproduction des œuvres d’art a déchaîné les avis et les conjectures les plus contradictoires associant au débat esthétique toutes sortes d’enjeux moraux et idéologiques. Le texte de Benjamin a cristallisé ces polémiques, sans doute parce qu’il n’apporte pas tant une réponse à la question de la reproductibilité — la thèse vulnérable du déclin bénéfique de l’aura, à laquelle on ne saurait réduire l’essai — qu’il ne la déploie dans tous ses aspects, qu’il ne la morcelle dans ses fondements, dans le tourbillon de son origine. « On ne peut en aucun cas estimer réussie la présentation d’une idée aussi longtemps qu’on n’aura pas parcouru virtuellement le cercle des extrêmes qu’elle peut contenir » [Walter Benjamin, Préface épistémo-critique à L’Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 1985, p. 45]. C’est dans l’« histoire originaire » du fonctionnement sémiotique du langage, qu’il entreprend sous l’égide de « Saturne, daï;mon des oppositions » à travers le genre du drame baroque allemand, que Benjamin a élaboré un mode d’analyse opérant par un morcellement des éléments fondamentaux du langage et selon une logique de couples opposés » [Cf. L’Origine du drame baroque allemand, op. cit., ainsi que « De la peinture ou signe et tâche » et « Peinture et graphisme », trad. M. Cœlen, in Interlope la curieuse, n°13, déc. 1995]. Dans son essai de 1936 sur « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » il applique ce mode d’analyse à l’objet visuellement et esthétiquement signifiant qu’est l’œuvre d’art. Le paradigme de ce qu’il nomme aussi « l’antithèse immanente » [Walter Benjamin, L’Origine du drame baroque allemand, op. cit., pp. 160-161] apparaît dans la construction même de l’essai: aussi bien dans l’opposition entre l’enthousiasme utopique de l’exergue et l’avertissement tragique de la conclusion, que dans le déploiement d’une série d’oppositions binaires elles-mêmes englobées sous le couple de l’aura et de la reproduction [Le hic et nunc de l’original opposé à l’ubiquité de la reproduction, la durée matérielle à l’absence de matérialité, l’autorité de la chose et son poids traditionnel à la fugacité, la valeur de culte à la valeur d’exposition. Oppositions qui se trouvent élaborées au niveau de la réception des œuvres entre le recueillement typique de l’œuvre cultuelle et la distraction des masses, l’individualité de la contemplation esthétique et la réception collective, le plaisir esthétique individuel et la fonction critique de la réception d’œuvres à contenu politique. Cf. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », loc. cit].

Sans doute, le schéma marxiste qui structure l’essai annoncé par Benjamin dans son introduction — selon lequel les œuvres d’art sont l’expression matérielle au niveau de la superstructure du principe économique qui définit au niveau de l’infrastructure l’ère moderne de la reproductibilité — supporte-t-il la thèse du déclin bénéfique de l’aura au profit de la reproductibilité technique. Mais, encore une fois, si l’essai de Benjamin est fondateur, c’est parce que cet enveloppement des contraires met à découvert les éléments d’une réalité dialectique de l’œuvre d’art, qui est irréductible à la thèse du déclin bénéfique de l’aura. En ce sens, l’essai sur la reproduction appartient à la catégorie des « livres vivants» : ceux qui déploient la réalité d’une époque dans ses fondements, c’est-à-dire dans ses aspects contradictoires, et fournissent les outils conceptuels pour comprendre cette réalité [Benjamin définit ainsi le livre de Riegl sur l’art romain, in Walter Benjamin, « Strenge Kunstwissenschaft. Zum ersten Bande der Kunstwissenschaftlichen Forschungen » (1933), repris dans Gesammelte Schriften, t. III, Francfort, Suhrkamp, 1982, pp. 363-374].

La logique de l’antithèse immanente qui sous-tend l’essai ne mine-t-elle pas à l’intérieur même du texte la thèse du déclin bénéfique de l’aura — identifiant la valeur auratique à une tradition cultuelle et individuelle historiquement vouée au déclin au profit des formes artistiques issues de la reproductibilité technique — quand Benjamin suggère par exemple que l’art antique entrelace déjà aura et reproductibilité [ lbid, § 1-5], ou encore que la ruse de l’aura consiste à resurgir au cœur même des formes artistiques issues de la reproductibilité technique comme le cinéma ? Il est significatif que l’essai s’ouvre avec cette affirmation paradoxale — il s’agit de la première phrase du premier chapitre — selon laquelle « il est du principe de l’œuvre d’art d’avoir toujours été reproductible » [Affirmation contradictoire avec le schéma historique, développé par l’essai, d’une tradition cultuelle et individuelle de l’œuvre auratique vouée à disparaître au profit des formes et des valeurs de la reproductibilité technique. Sur l’étape « brechtienne » et l’étape « baudelairienne » qui renverse la thèse du déclin bénéfique de l’aura, cf. notamment Rainer Rochlitz, Le Désenchantement de l’art, Paris, Gallimard, 1992].
L’œuvre d’art, affirme l’essai, est transformée dans sa réalité moderne par la reproductibilité technique, mais elle possède déjà, dans son fondement même, quelque chose de ce principe. La réflexion de Benjamin sur le phénomène de la reproductibilité technique rejoint une définition ontologique de l’œuvre d’art vouée, en tant qu’elle ne se réduit pas à son caractère chosal, à « sa métamorphose incessante, à son devenir sans fin, à son avènement toujours futur », à un infini mouvement de « re-production » [Que Maurice Blanchot dans deux de ses textes célèbres appelle la « dialectique de l’œuvre ». In L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, et « Le musée, l’art et le temps» in L’Amitié, Paris, Gallimard, 1971].

Que la reproduction puisse être interprétée comme la vie même de l’œuvre, comme la réification du fondement ontologique de l’œuvre d’art, cela n’a pas échappé à Duchamp, qui intitule Un robinet qui s’arrête de couler quand on ne l’écoute pas la petite eau-forte reproduisant son œuvre paradigmatique, Fontaine. La plupart des œuvres de Duchamp, dont on connaît l’art subtil d’associer ses œuvres à des jeux de mots, et qui ne pouvait qu’être attentif à la polysémie de la notion de reproduction, opèrent de subtiles intrications des divers sens technique, monétaire, artistique, et érotique de cette notion [Sur les sens photographique, technique, monétaire et sexué de la notion de reproduction chez Duchamp, cf. D. Judowitz, Unpacking Duchamp, Berkeley, University of California Press, 1995; Ecke Bond, « La boîte en valise », Craig Adcock, « Duchamp’s Eroticism : a Mathematical Analysis », in Marcel Duchamp: Artist of the Century, Cambridge, MIT Press, 1989, et David Camfield, Fountain, Houston, Houston Fine Art Press, 1989]. Mais aucune œuvre, dont l’essai de Benjamin est l’écho théorique, n’a mieux exprimé la condition dialectique de l’œuvre d’art et les pouvoirs de la reproduction comme opérateur de métamorphoses que cet urinoir disparu et transfiguré, en bonne logique et en bonne alchimie duchampienne, en une Madone voilée.
Lorsqu’en 1936, l’année où paraît l’essai de Benjamin, Duchamp place au centre de sa Boîte-en-valise le minuscule et précieux fac-similé de Fontaine, il déclenche la renaissance de cette œuvre élaborée en deux étapes: une étape de secret et une étape de sécrétion. La première étape, orchestrée par Duchamp avec secret et aveuglement, avait consisté en une série de disparitions, de transformations et de substitutions. Aveuglement du public et du jury du Salon des Indépendants de New York, aveuglement du naï;f Elshemius, aveuglement du photographe moderniste acceptant de photographier Fontaine contre « la bigoterie » du refus de l’urinoir au Salon des « Indépendants » : une série de Blind men dont la figure opposée est celle du stratège prévoyant en secret les effets engendrés par ses ruses. Série à laquelle s’articule celle, corollaire, des substitutions: à l’œuvre unique et manuelle se substitue un objet de la reproduction industrielle, à l’auteur son double pseudonyme et le photographe (R. Mutt et Stieglitz), à la reproduction industrielle (l’original disparu) la reproduction photographique. Le résultat de cette première étape de Fontaine fut une reproduction photographique : la fameuse photographie de Stieglitz.
Un exemplaire de cette photographie, retrouvé dans les archives de Duchamp, découpé et recadré par ce dernier de manière à mettre en évidence les effets de silhouette et d’ombre, témoigne de l’attention portée par Duchamp au pouvoir transfigurant de la photographie. Stieglitz en effet, en plaçant l’urinoir renversé sur son socle, au niveau de l’œil, en le cadrant de près, en l’éclairant artificiellement par le haut, magnifia sa présence et créa un voile d’ombre mystérieux autour de l’objet qui valut à Fontaine d’être rebaptisée la « Madone des salles de bains ». Changement d’échelle, cadrage, éclairage, rapprochement avec d’autres œuvres, l’image de Stieglitz a recours à tous les effets par lesquels la photographie, dira plus tard Malraux dans son Musée imaginaire, métamorphose les œuvres et crée des « arts fictifs ». Mais à la différence de la « Vierge romane » de Malraux, transfigurée par la photographie et censée révéler à travers son « style » sa vérité universelle, la « Madone des salles de bains » de Duchamp n’est qu’un moment de la constellation intitulée Fontaine [La reproduction, parce qu’elle débarrasse les œuvres de leurs contingences individuelles et par là les révèle dans leur aspect essentiel et universel, est assimilée par Malraux au modernisme, au sens hégélien d’un processus essentialiste. Les œuvres d’art, n’hésite pas à affirmer Malraux, tirent de la reproduction « un modernisme usurpé mais virulent », « notre esthétique moderne trouve dans la reproduction un incomparable auxiliaire. » Dès lors chacun des effets de la reproduction photographique — le cadrage, l’éclairage, le changement d’échelle, le rapprochement avec d’autres œuvres — n’apparait pas tant comme un manque par rapport à l’original, que comme un bénéfice qui tient précisément à cette perte de matérialité des œuvres, à leur réduction à leur image. Tel est le double sens d’« imaginaire » qui désigne d’une part les arts « fictifs » que créent les reproductions et d’autre part la métamorphose des œuvres entendue comme un processus de purification et de résurrection dans leur aspect essentiel et universel que Malraux nomme le « style ». André Malraux, Le Musée imaginaire, Genève, Skira, 1947].
Dans un premier temps, photographie spectrale et auratique d’un original disparu, substituant à un objet de la reproduction industrielle une image formaliste, transfigurant un objet vil en icône sacrée; dans un deuxième temps, à partir de 1936, prolifération de répliques en fac-similé, de photographies, de gravures éditées en série limitée et signées, de « reproductions originales » n’ayant de cesse de brouiller la frontière entre production et reproduction, de déployer en un remarquable éclatement d’objets paradoxaux tous les sens et toutes les fonctions de la « reproduction ». Fontaine incarne et révèle les effets de la reproductibilité technique sur l’œuvre d’art, en rejouant elle-même, par une série de déplacements et de substitutions, les effets de transfiguration et de prolifération que la reproductibilité a imposés de facto à l’œuvre d’art.

Une logique de « l’antithèse immanente » sous-tend Fontaine comme l’essai de Benjamin sur l’œuvre d’art, partagée entre la multiplicité de ses reproductions et sa qualité auratique, entre reproductibilité et irreproductibilité. Même lorsque les textes sur la reproduction ne se réfèrent pas à eux directement, la manière dont se pose aujourd’hui cette problématique est tributaire à la fois de la réflexion théorique de Benjamin et de l’œuvre de Duchamp. Qu’une reproduction devienne elle-même un original, que l’aura de l’original ne disparaisse pas mais soit proportionnelle à la masse de ses reproductions, qu’une œuvre articule sa production à sa reproduction, sa reproductibilité à son irreproductibilité, les nombreux exemples qui nous confrontent à ces contradictions sont l’objet privilégié des pages qui suivent.

(Publié avec l’aimable autorisation des Éditions La Lettre volée)

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