Barbara Formis
Rencontres philosophiques. Performances des corps
Performances des corps
en regard de Drugs Kept Me Alive de Jan Fabre
Jan Fabre n’a cessé, tout au long de son œuvre protéiforme, d’interroger le corps et ses puissances. Avec les «real time performances» du début des années 80, Jan Fabre a non seulement créé des œuvres emblématiques du théâtre post-dramatique, mais encore renouvelé –au moment où les avant-gardes situationnistes faisaient face à leur essoufflement– la notion même de performance. S’il revient aujourd’hui, après l’exploration de formats grandiloquents durant les années 90, à des créations plus minimalistes, c’est peut-être que ces miniatures dansées permettent de mieux faire saisir que cette pensée sensible choisit le geste non seulement pour véhicule mais aussi pour matière plastique. Contre la logique traditionnelle du produit, le corps en mouvement ne se donne pas simplement «en spectacle» mais vise, plus radicalement, à étendre les possibles de son existence. L’extase que thématise la pièce de ce soir n’est pas qu’une affaire de psychotropes, c’est le sens premier du mouvement comme une sortie de soi, un excentrement.
Repères biographiques
Barbara Formis, docteure en philosophie, est Maître de conférences en philosophie de l’art au département d’Arts Plastiques et Sciences de l’Art de l’Université Paris I,
Panthéon-Sorbonne. En 2010, elle a publié Esthétique de la vie ordinaire dans la collection «Lignes d’art» aux P.U.F. Elle a aussi dirigé deux ouvrages collectifs: Gestes à l’oeuvre paru chez de L’Incidence éditions en fin 2008 et Penser en Corps paru en fin 2009 chez L’Harmattan. Elle est co-fondatrice du Laboratoire du Geste, plateforme qui promeut la recherche, la diffusion et la création dans le champ des arts vivants. Elle a été Responsable de séminaires extérieurs au Collège International de Philosophie et chercheuse au département de théorie de la Jan van Eyck Academie de Maastricht. Elle a publié différents textes dans des revues telles que Art Press, La Revue d’esthétique, Multitudes, Alter, La Part de l’œil. Elle a été danseuse et poursuit un travail en tant que dramaturge (notamment avec Richard Siegal sur la pièce ©opirates, 2010).
Conférence dans le cadre des rencontres philosophiques organisées par Emmanuel Alloa
Que peut un corps?
Le corps, cette «chose insensée» comme l’appelait Platon, nous accompagne en permanence et nous n’en savons pourtant si peu, insensibles par définition à cette chose que nous sommes plutôt que nous ne l’avons. Présence discrète qui accompagne et rend possible tous nos mouvements, nous ne pouvons en faire le tour ni le ranger une fois que nous nous en sommes servis. Pour tout être incarné, le corps empêche pour ainsi dire perpétuellement sa propre saisie, puisqu’il ne se laisse jamais envisager de face. Sont-ce alors encore vraiment des corps, ces surfaces lisses et surexposées que nous avons désormais inlassablement sous les yeux et dont le grain nous renseigne pourtant si peu sur ce qu’est la chair?
Face à l’exposition et à l’exploitation des corps –autrement dit: face à leur épuisement– il s’agit de repenser pourquoi ce corps dont on n’aura jamais fait totalement le tour est aussi ce qui, en un certain sens, demeure constitutivement inépuisable. «On ne sait pas ce que peut un corps» affirmait Spinoza, déplaçant ainsi la question philosophique traditionnelle de l’essence vers celle de ses puissances et de ses effets.
Plus que jamais, le corps semble être aujourd’hui l’objet de tous les phantasmes d’objectivation, phantasmes qui à leur tour ne sont contraires qu’en apparence à l’idée d’un corps comme matière plastique, modelable à souhait. Face aux enjeux biopolitiques d’un corps qui serait tout entier à disposition, il s’agira de suivre le fil de cette proposition: un corps est une puissance parce qu’il peut se soustraire au passage à l’acte.