Jacob Rogozinski
Rencontres philosophiques. Le théâtre de la chair
Le théâtre de la chair
en regard de Memento Mori de Pascal Rambert
Pour Antonin Artaud, le théâtre est ce «creuset de feu et de viande vraie où, par piétinement d’os, de membres et de syllabes, se refont les corps».
Brisant le langage articulé, déconstruisant la structure rigide de nos corps anatomiques et sexués, le Théâtre de la Cruauté met en jeu la dimension la plus obscure de notre corporéité, ce chaos dansant, cette «multitude affolée» qu’Artaud appelle le «corps sans organe » ou encore la chair. Mais il ne l’envisageait que dans sa dimension tragique, celle qui met en scène le meurtre d’un dieu et les «corps massacrés».
Or, si le théâtre occidental trouve sa source dans les représentations de la Passion de Dionysos ou du Christ, il s’enracine aussi dans une tradition carnavalesque où la chair s’exhibe dans le rire et l’excès, dans la transgression des interdits et les renversements bouffons du noble et de l’ignoble. Comme le note Bakhtine, le rire carnavalesque exprimait la révolte du petit peuple contre les hiérarchies sociales et l’austérité du Carême imposé par l’Église, sa nostalgie d’un «âge d’or» légendaire où auraient régné l’égalité et l’abondance.
Que pourrait être un théâtre de la chair aujourd’hui? Comment associer l’exploration tragique des mythes d’origine et la célébration joyeuse de la vie, sans occulter cette relation à la mort qui sous-tend toujours l’excès carnavalesque?
Conférence dans le cadre des rencontres philosophiques organisées par Emmanuel Alloa
Que peut un corps?
Le corps, cette «chose insensée» comme l’appelait Platon, nous accompagne en permanence et nous n’en savons pourtant si peu, insensibles par définition à cette chose que nous sommes plutôt que nous ne l’avons. Présence discrète qui accompagne et rend possible tous nos mouvements, nous ne pouvons en faire le tour ni le ranger une fois que nous nous en sommes servis. Pour tout être incarné, le corps empêche pour ainsi dire perpétuellement sa propre saisie, puisqu’il ne se laisse jamais envisager de face. Sont-ce alors encore vraiment des corps, ces surfaces lisses et surexposées que nous avons désormais inlassablement sous les yeux et dont le grain nous renseigne pourtant si peu sur ce qu’est la chair?
Face à l’exposition et à l’exploitation des corps –autrement dit: face à leur épuisement– il s’agit de repenser pourquoi ce corps dont on n’aura jamais fait totalement le tour est aussi ce qui, en un certain sens, demeure constitutivement inépuisable. «On ne sait pas ce que peut un corps» affirmait Spinoza, déplaçant ainsi la question philosophique traditionnelle de l’essence vers celle de ses puissances et de ses effets.
Plus que jamais, le corps semble être aujourd’hui l’objet de tous les phantasmes d’objectivation, phantasmes qui à leur tour ne sont contraires qu’en apparence à l’idée d’un corps comme matière plastique, modelable à souhait. Face aux enjeux biopolitiques d’un corps qui serait tout entier à disposition, il s’agira de suivre le fil de cette proposition: un corps est une puissance parce qu’il peut se soustraire au passage à l’acte.