Françoise Dastur
Rencontres philosophiques. Le corps, chose insensée
Le corps, chose insensée
en regard de Les Trois sœurs version Androïde de Oriza Hirata
«Le corps, chose insensée»: cette parole de Platon, qui voit dans le corps la prison de l’âme, siège de la pensée rationnelle, est comme le coup d’envoi, qui sera encore amplifié dans le christianisme, de ce dualisme qu’établit la philosophie occidentale entre l’esprit et le corps et qui atteindra son sommet avec l’idée d’origine cartésienne d’un corps considéré comme analogue à une machine. Mais le corps que Nietzsche entreprend, en inversant le platonisme, de réhabiliter, ce corps inobjectivable qui est mien, tel qu’il est vécu de l’intérieur, et qui, comme Merleau-Ponty le montre, non seulement sent mais se sent, peut-il être véritablement comparé à un automate?
Repères biographiques
Françoise Dastur est professeur honoraire et spécialiste de philosophie allemande et de phénoménologie. Elle est également présidente honoraire de l’Ecole Française de Daseinsanalyse (analyse existentielle) dont elle fut l’un des membres fondateurs. Parmi ses dernières parutions: Chair et langage, Essais sur Merleau-Ponty, Encre Marine, La Versanne, 2001, Heidegger et la question anthropologique, Peeters, Louvain-Paris, 2003, La phénoménologie en questions. Langage, altérité, temporalité, finitude, Vrin, Paris, 2004, À la naissance des choses. Art, poésie et philosophie, Encre Marine, La Versanne, 2005; La mort. Essai sur la finitude, Paris, PUF, 2007; en collaboration avec Philippe Cabestan, Daseinsanalyse. Phénoménologie et psychiatrie, Paris, Vrin, 2011; Heidegger et la pensée à venir, Paris, Vrin, 2011.
Conférence dans le cadre des rencontres philosophiques organisées par Emmanuel Alloa
Que peut un corps?
Le corps, cette «chose insensée» comme l’appelait Platon, nous accompagne en permanence et nous n’en savons pourtant si peu, insensibles par définition à cette chose que nous sommes plutôt que nous ne l’avons. Présence discrète qui accompagne et rend possible tous nos mouvements, nous ne pouvons en faire le tour ni le ranger une fois que nous nous en sommes servis. Pour tout être incarné, le corps empêche pour ainsi dire perpétuellement sa propre saisie, puisqu’il ne se laisse jamais envisager de face. Sont-ce alors encore vraiment des corps, ces surfaces lisses et surexposées que nous avons désormais inlassablement sous les yeux et dont le grain nous renseigne pourtant si peu sur ce qu’est la chair?
Face à l’exposition et à l’exploitation des corps –autrement dit: face à leur épuisement– il s’agit de repenser pourquoi ce corps dont on n’aura jamais fait totalement le tour est aussi ce qui, en un certain sens, demeure constitutivement inépuisable. «On ne sait pas ce que peut un corps» affirmait Spinoza, déplaçant ainsi la question philosophique traditionnelle de l’essence vers celle de ses puissances et de ses effets.
Plus que jamais, le corps semble être aujourd’hui l’objet de tous les phantasmes d’objectivation, phantasmes qui à leur tour ne sont contraires qu’en apparence à l’idée d’un corps comme matière plastique, modelable à souhait. Face aux enjeux biopolitiques d’un corps qui serait tout entier à disposition, il s’agira de suivre le fil de cette proposition: un corps est une puissance parce qu’il peut se soustraire au passage à l’acte.