a reproché aux altermondialistes de plus exceller dans la critique que dans les propositions crédibles.
Comme en écho, les leaders politiques et syndicaux, sans doute bousculés dans leurs stratégies par la dynamique du mouvement, ont renchéri en mobilisant de vieilles catégories pour monter de fausses oppositions: la responsabilité du compromis contre l’irresponsabilité de l’intransigeance, le courage de la réforme contre les mirages de la révolution, la gestion de ce monde-ci contre l’utopie d’un autre monde. Autrement dit : l’altermonde ne serait qu’un rêve ! Sous-entendu : sympathique mais impossible.
Dans une violente dénonciation du « contresens des altermondialistes », le journaliste Alain Duhamel n’a pas hésité à entonner la vieille rengaine à chaque occasion reprise par les adversaires des mouvements de contestation de l’ordre établi : «Ils savent ce qu’ils ne veulent pas, mais il ne savent pas ce qu’ils veulent» (Libération, 19 nov. 2003).
Or, cette antienne réprobatrice pourrait assez justement définir le processus créateur, la posture de ceux qui inventent : refuser le donné sans préjuger de ce qui adviendra. Les devenirs ne sont jamais connus à l’avance. A l’inverse, on ne veut que le possible ; et savoir ce que l’on veut, c’est d’une certaine façon se fermer aux devenirs, s’en tenir au concevable. Le nouveau est, lui, du côté de l’impossible.
Que les voix soient multiples, souvent discordantes, voire incantatoires, au sein du mouvement altermondialiste, c’est bien normal. Le nouveau n’advient pas sans détours, égarements et contournements. Ce n’est pas pour autant de l’irresponsabilité et de l’inconscience face aux contraintes et aux réalités du monde. Ce sont les expressions de l’altérité qui se constitue en force mondiale, en alternative face au bloc hégémonique des nouveaux maîtres de l’univers.
On sent une expérience souvent douloureuse et forte de ce monde-ci dans les propositions avancées. Les analyses ont pris forme à l’épreuve des bouleversements du monde. C’est le cas de la déclaration «Culture et déréglementation libérale : diagnostic et alternative» que Pierre Musso a faite le 13 novembre au Forum social européen.
Faut-il souligner, pour ceux qui en douteraient encore, que le diagnostic précède les propositions : l’alternative. En fait, reprocher aux altermondialistes un déficit de propositions est une façon biaisée de discréditer des discours sans fard qui tranchent généralement avec les réserves et circonvolutions tactiques des adeptes de la fameuse gestion responsable. C’est une tentative de brouiller une parole dont la force est de n’être pas encore ossifiée par ces multiples petits compromis qui préparent les grands reculs.
Réinventer le monde requiert de nouvelles formes de lucidité inscrites dans de nouvelles expériences. Cela passe par d’autres visibilités et d’autres discursivités.
S’agissant de la culture, de l’éducation, de l’information et de la communication ; s’agissant donc des domaines de l’esprit, de l’intelligence et de l’imaginaire, le Forum social européen réaffirme avec force, et à contre courant de la morne résignation ambiante, que la situation actuelle du monde n’a rien d’inéluctable. Qu’un autre monde est possible.
Un monde débarrassé des principales causes des dysfonctionnements et des incohérences actuels: la dérégulation et la concentration libérales, la marchandisation des activités de l’esprit, le démantèlement des secteurs publics au profit des secteurs privés, le règne absolu du profit, et l’hégémonie planétaire des modèles anglo-saxons.
Fendre les mots, ouvrir les choses.
Face à la mondialisation libérale qui est le contraire absolu d’un monde uni, harmonieux et libre ; le contraire d’un accroissement des libertés et des droits pour tous, réinventer un monde nouveau avec celui-ci comme matériau. Mais avec d’autres formes, d’autres discours, d’autres rapports, d’autres expériences.
Un autre monde ouvert à égalité aux autres. Tous les autres.
André Rouillé
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Simon Moretti, Remix, 2003. Néon, transformateur. Courtesy Galerie Chez Valentin.