ou plus souvent dépourvus des moyens de bien voir et comprendre la pertinence et les effets de leurs choix.
La proximité des lieux de décisions est certainement bénéfique, facteur de démocratie et d’efficacité, pour beaucoup de secteurs de la vie sociale et économique tels que les transports, la santé, l’aménagement du territoire, etc. Il n’est pas certain qu’il en aille de même pour l’art.
On suggérera en effet que l’art a besoin d’un espace plus vaste que celui de la ville ou de la région, que l’espace de l’art dépasse amplement le territoire local et même régional. En d’autres termes : il n’existe pas plus d’art de proximité que d’art démocratique.
Il n’y a rien là d’antidémocratique ou d’élitiste. Seulement la nécessaire distinction entre l’art et la culture. Selon Jean-Luc Godard : «La culture, c’est la règle, et l’art, c’est l’exception».
Domaine du reconnu, de l’admis, voire du consacré, la culture a vocation à être acquise, possédée, et largement partagée. Notamment parce qu’elle sert de socle, et de condition de possibilité, à l’invention artistique.
L’action démocratique des élus devrait donc garantir les conditions d’un large accès à une culture de qualité sans laquelle l’art et les artistes ne peuvent prospérer.
Malheureusement, cette mission démocratique n’est que rarement remplie de façon satisfaisante. La culture est en effet tour à tour reléguée au second plan, comme elle l’est d’ailleurs dans le budget de l’État ; ou illégitimement tributaire de choix personnels de la part des élus; ou par eux instrumentalisée au profit d’intérêts politiques et électoraux.
Précarisée, instrumentalisée, détournée, ou censurée, la culture, en tant que maillon faible de l’action politique locale, est ainsi à divers degrés contrôlée.
Ici, les budgets d’une compagnie de théâtre sont réduits de façon drastique ; là , les subventions fluctuent au gré des échéances électorales ; plus loin, tel élu outrepasse ses prérogatives en faisant interférer les engagements publics avec ses choix, ses goûts ou ses amitiés; enfin, on ne compte plus les œuvres qui sont purement et simplement interdites par des élus qui puisent dans leur légitimité démocratique leur raison de censurer l’art et d’infantiliser leurs électeurs «qui ne comprendraient pas que…»
La proximité est l’espace du plus grand contrôle de la culture. Plus la culture est proche du pouvoir, plus elle est démunie face à lui. A cet égard, l’échelle nationale est sans doute plus favorable à la culture que l’échelle locale.
C’est plus vrai encore pour l’art contemporain qui — lorsqu’il innove — repousse les limites, bouscule des usages, déjoue les contraintes territoriales, politiques, culturelles, mentales, esthétiques. Traçant des parcours inconnus et toujours incertains du voir, du faire, de l’entendre, il s’avère vite être incontrôlable : un principe de désordre.
L’art est l’exception qui outrepasse les règles, en l’occurrence celles qui sont constitutives de la proximité. Même quand l’artiste travaille ici, son horizon est hors-là , dans l’univers virtuel de l’ailleurs. Hors les territoires balisés, toujours localisés, de la culture ; hors les façons admises du faire et du sentir; hors les normes de l’ici.
Ancré dans un territoire qu’il déborde, dans une culture qu’il fait dériver, l’art est sans place assignée.
En tant que forme des possibles infinis, il est à la fois ici et ailleurs, il invente de l’ailleurs dans l’ici. C’est ainsi que l’art fait dériver l’ici, qu’il l’entraîne dans des devenirs aussi incontrôlables qu’imprévisibles, toujours exceptionnels, intempestifs.
La tentation est forte, pour le contrôler, de le territorialiser, de le faire basculer dans la culture. Au risque de l’asphyxier.
André Rouillé.
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Oswaldo Gonzalez, Joe. Chicago. 1950. Photo numérique. 21 x 29 cm. Copyright Oswaldo Gonzalez.