La mission que ces artistes assignent à leur art, et que ces critiques confient à leur plume, est de reconquérir ce paradis perdu du «sensible» qui a été mis à mal par plus d’un siècle d’art moderne, et achevé par les derniers développements du non-art d’aujourd’hui (voir l’éditorial du 17 fév.)
Tel est le sens du Manifeste «Un art pour l’homme» qui ne nous retient certes pas pour la pertinence de ses analyses, mais pour son caractère de symptôme d’un certain état, proche de zéro, de la pensée sur l’art et la culture.
On a effectivement toutes les raisons d’être perturbé par les divers développements de l’art depuis un siècle (au moins) si l’on s’en remet à une conception ossifiée qui voudrait que le «sensible» fût attaché à des pratiques dûment définies : non pas l’art, ni même la peinture, mais certains genres de peinture.
Dans cette perspective, le «sensible» serait l’apanage de cette peinture tactile à l’extrême réputée retenir dans sa matière et ses couches l’empreinte du geste et de la main de l’artiste ; de cette peinture qui hiérarchise ses sujets et codifie ses méthodes, jusque dans ses audaces ; de cette peinture qui sépare strictement les territoires, les matériaux et les sujets de l’art de ceux du non-art.
Or, au lieu de ce «sensible» sacralisé dans sa fixité que l’on est convié à «réhabiliter», il vaudrait mieux parler de «régimes du sensible» pour signifier que le sensible est emporté dans des devenirs, qu’il n’est pas enfermé dans le sanctuaire du passé mais inscrit dans la chair du présent.
On comprend que les apôtres du sensible éternel voient en Marcel Duchamp le diable en personne qui, par son offensive contre l’art «rétinien», a, croient-ils, permis tous les errements de l’art du XXe siècle, jusqu’à l’usage d’«excréments d’artiste» — comme le déplorait joliment un correspond de paris-art.com, assurément en référence à la célèbre Merda d’artista (1961) de Piero Manzoni.
En fait, le Manifeste s’inscrit malgré lui dans un processus profond, qui ne cesse de nourrir les débats sur l’art depuis un siècle et demi, mais qui ne coï;ncide nullement avec cette fausse «fracture» réputée opposer les créateurs aux «institutions et au grand marché international» (même s’il y aurait à cet égard beaucoup à dire).
Ce processus qui a bouleversé l’art dans ses fondements, ses pratiques, ses fonctionnements, ses usages et ses formes, est l’effondrement du «régime représentatif des arts» au profit d’un nouveau régime artistique, le «régime esthétique des arts» (Jacques Rancière).
La ruine du système de la représentation (de la mimesis) signifie nullement la fin ou le dépérissement de la figuration, mais seulement la dissolution des principes qui accordaient les genres et les modes de la représentation aux sujets représentés.
Grands genres (peinture d’histoire, portrait de cour, etc.) pour les sujets nobles, genres mineurs pour les sujets populaires : cette correspondance qui était strictement codifiée au sein du système des beaux-arts (au pluriel) disparaît avec l’avènement de l’art (au singulier) et du régime esthétique.
Ce passage des beaux-arts à l’art, d’un régime artistique (représentatif) à un autre (esthétique), s’opère dans le cadre global de l’effondrement des anciennes hiérarchies sociales, culturelles et politiques, et de la généralisation de l’économie de marché. Ce passage se redouble d’une équivalence nouvelle entre tous les sujets, et d’une extinction des frontières passées entre le faire artistique et les autres types de faire, entre l’art et le non-art.
Avec l’avènement de l’art et de l’esthétique, les grands sujets perdent les faveurs dont ils bénéficiaient à l’époque des beaux-arts, tandis que les sujets quelconques accèdent à des genres artistiques qui leur étaient interdits. C’est l’époque où Gustave Flaubert se fixe pour programme esthétique de «bien écrire le médiocre», peu après que le journaliste Jules Janin s’est, en 1839, ému en découvrant que la photographie reproduit sans discrimination la «cathédrale qui se perd dans le nuage» aussi bien que le «grain de sable imperceptible».
Tel est le régime esthétique : la cathédrale équivaut au grain de sable, le sacré, le profane et le médiocre sont égaux en droit devant la figuration.
La fin des hiérarchies entre les sujets aboutit à l’assomption du quelconque ; la fin des hiérarchies entre les faire artistiques et les faire ordinaires ouvre l’art à toutes les pratiques et à tous les matériaux de la vie. Les frontières entre l’art et le non-art, entre l’art et la vie, s’estompent.
Dans le régime esthétique qui est le nôtre, les interdits ont disparu, les codes du régime représentatif ont perdu leur pouvoir prescriptif. Toutes les pratiques (la photographie, la vidéo, internet, etc.), tous les matériaux (de la peinture à la « Merda» de Manzoni), tous les types d’œuvres (du tableau peint aux installations, au concept de Joseph Kosuth, ou aux rencontres suscitées par Rirkrit Tiravanija), tous les sujets (des grandes questions politiques aux petits problèmes intimes), toutes les choses sont, sans exclusives, éligibles à l’art.
Selon ses pourfendeurs, l’art est ainsi devenu le règne du «n’importe quoi». C’est en partie vrai: «n’importe quoi», peut-être, mais voilà, pas « n’importe comment !»
L’artiste ne rencontre plus aucun interdit dans ses moyens, ses territoires et ses questions : le monde entier des choses et des faits est disponible à son art. Face à cette infinité de possibles, l’artiste d’aujourd’hui est privé du régime de la représentation qui orientait l’action de l’artiste d’hier.
Mais l’un et l’autre sont confrontés à un semblable défi : concevoir des œuvres et inventer des formes qui résonnent avec les mouvements du monde, la situation de l’art et l’état contemporain du sensible.
André Rouillé.
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Cécile Paris, Luck or Love, 2004. Vidéo. 3’30. Courtesy galerie Eric Dupont.
Jacques Rancière, Le Partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000.
Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004.
A la suite du dernier éditorial, un responsable de la revue Artension a demandé l’insertion du texte suivant. En guise de contribution au débat ? AR.
Vous citez comme affirmation “extravagante” cette formule de Jean-Luc Chalumeau, “l’art contemporain est une réalité, mais ce n’est pas de l’art”… Alors qu’en votre fort intérieur vous savez très bien qu’elle est pertinente, percutante et en plus savoureuse.
Vous dites percevoir dans notre manifeste des «résonances politiquement très à droite», alors que l’ensemble de ses premiers signataires est plutôt à gauche ou très à gauche, en aucun cas “très à droite”, et cela, vous le savez aussi.
Vous parlez de “pure démagogie populiste”, alors que vous savez que la qualification de type “provincialo-corporatisme nauséeux à tropisme extrême-droitier” a déjà été utilisée, est un peu courte, obtuse et obturante. La vraie vulgarité extrême droitière s’alimentant, comme chacun sait et vous aussi, de la fausse distinction d’une certaine gauche caviar pseudo subversive… et réciproquement, dans une sorte d’alliance objective.
Vous niez la “fracture” évoquée dans ce manifeste entre deux champs artistiques dont l’un dominant exclut l’autre, alors que paris-art.com en apporte la preuve même, ne serait-ce qu’en examinant la liste de galeries agréées par lui.
Vous êtes en total désaccord avec ce manifeste… et pourtant vous le publiez.
Question donc : une pensée artistique aussi ambiguë et dont le moteur semble n’être que ce déni étrange et obstiné de la réalité, peut-elle être autre chose que le produit de ses divers impératifs amont, c’est-à-dire des conditions “bassement “ objectives qui la génèrent et la surdéterminent dans sa torsion sur elle-même?
Cet autre chose n’a, à mon avis, rien à voir, ni avec l’art, ni avec la poésie, ni avec la liberté, ni avec l’Homme… et il serait bien d’en examiner les raisons profondes pour amorcer une analyse “pertinente et opératoire” de la situation.