Vous venez de jouer Exposition universelle le soir au Théâtre des Abbesses pendant qu’en journée vous conduisez des ateliers en milieu scolaire. Comment s’articulent ces différentes activités?
Rachid Ouramdane. Depuis quelques temps, je travaille avec l’association Citoyenneté jeunesse. Par exemple, cet automne, Arnaud Meunier a mis en scène pour le Théâtre de la Ville un texte de Michel Vinaver, 11 septembre 2001; la pièce était interprétée par une quarantaine d’adolescents avec lesquels j’ai travaillé, épaulé par cette association qui encadre les jeunes, les aide à répéter avec leurs enseignants, et rendent donc possible ce type de projet.
L’année dernière, j’ai également entrepris un travail avec trois-cents jeunes de Seine-Saint-Denis, à partir d’ateliers vidéo et d’écriture, assisté entre autre d’auteurs avec lesquels j’avais déjà collaboré — comme Gilbert Gatore, un écrivain Rwandais rencontré pour Des témoins ordinaires.
Le résultat de cette série d’ateliers, d’appropriations en fait — je n’aime pas trop parler de sensibilisation qui sonne comme si l’on évangélisait ces personnes —, ce n’est pas tant leur apprendre ce qu’est l’art, mais plutôt d’interroger ma propre pratique et mon écriture, pour voir comment elles évoluent à partir de ces rencontres.
C’est à double détente.
Cela représente énormément d’investissement car à chaque fois on repart de zéro. On suit certaines personnes, on les voit évoluer… mais souvent il faut tout recommencer. Et puis j’essaye toujours d’inventer de nouvelles modalités de rencontre.
Pour Exposition Universelle, il y a eu peu d’ateliers, sans doute parce que c’est une proposition différente. Ces dernières années je suis beaucoup parti : au Vietnam pour Loin… à la rencontre d’individus, pour collecter des témoignages.
Surface de réparation, Des témoins ordinaires ou Loin…, laissaient une grande place au témoignage et donc à une fibre assez émotive, à travers une écriture proche du documentaire.
Dans Exposition Universelle, il y a justement une disparition du texte et de la parole.
Rachid Ouramdane. J’allais y venir. Je me suis un peu forcé à prendre de la distance avec ces éléments centraux de mes précédentes pièces, peut-être pour mieux y revenir après… Mais j’avais envie d’explorer des matériaux plus simplement rattachés à l’Histoire de la Danse.
Sur le site de votre association, L’A., vous présentez Exposition Universelle comme un duo et non pas comme un solo. Pourquoi cela?
Rachid Ouramdane. Déjà dans la mesure où l’on est deux physiquement sur scène; cela demeure une figure solitaire, mais il y a la présence — certes, effacée — du musicien sur le plateau.
Cela me semblait pertinent dans la mesure où ce qui est mis en jeu se trouve porté par nous deux : la fascination que l’on peut avoir pour la grammaire et l’esthétique des régimes d’idéologie totalitaire — quelque chose de grandiloquent, d’assez pompier —, est aussi interrogé et retranscrit par le son.
Que ce soit dans des formes extrêmement lyriques, par le détournement des hymnes nationaux, ou avec l’utilisation de grosses masses sonores. On les a travaillées de manière à ce qu’elles soient physiquement impactantes, qu’elles fassent penser à ce qui peut se produire lors de grands rassemblements totalitaires. L’espace sonore devient presque un second protagoniste.
Dans la précédente pièce, Des témoins ordinaires, Jean-Baptiste Julien se trouvait aussi présent, mais derrière le public; c’est important pour moi cette notion de déploiement sonore en direct. Je suis attaché à cette différence entre le live et l’enregistré.
On me demandait il y a peu de temps si ce n’était pas plus intéressant de faire des films et de les diffuser dans le monde entier via internet… Comme si le geste en art vivant, sur une scène, était juste une image qui pouvait être documentée. Or cet écart-là , entre le document d’une pièce et le spectacle lui-même, est irréductible.
Votre rapport à la vidéo, très présente dans vos premières pièces collectives au sein de l’association Fin novembre, semble avoir évolué au fil des années, comme si celle-ci était maintenant devenue un outil plutôt qu’un objet d’étude.
Rachid Ouramdane. J’ai appris des choses et donc évolué, mais également changé de collaborateurs artistiques. Vous faites allusion à une époque où j’étais davantage dans un processus de nature expérimentale, autour de phénomènes vidéographiques. On jouait avec les limites du medium: avec des caméras de surveillance, des phénomènes de saturation de l’image, avec un traitement assez rugueux.
Puis, je me suis intéressé à un rapport à l’image moins aléatoire, donc composé, en collaborant par exemple avec Aldo Lee pour les vidéos du solo Un garçon debout, interprété par Pascal Rambert. Nous étions à ce moment–là dans un rapport cinématographique à l’image.
Ensuite, je me suis orienté vers quelque chose plus proche du documentaire. Dans Exposition Universelle, le traitement de l’image renvoie plutôt à une installation plastique. Elle est utilisée pour détourner la notion de culte de la personnalité… Mais quelle que soit la nature de l’image (expérimentale, cinématoraphique, documentaire), il y a toujours un face à face entre le corps du danseur et elle, dans mes pièces. On m’a d’ailleurs fait remarquer que j’étais souvent de dos dans mes pièces, parce que je fais face aux images.
Enfin j’essaie avant tout de penser ces images pour le plateau et la nécessité de les avoir sur scène, dans une confrontation au vivant. Je trouve intéressant d’apparaître de façon multiple, de varier les présences en scène, dans des temps différents et des territoires éclatés (dans Loin…, je dialogue avec des plans du Vietnam ou des interviews de personnes que je n’ai pu amener sur scène, par exemple).
A côté des images vidéo il y a également une mise en scène de l’appareillage technique du spectacle: les hauts parleurs, les câblages, les projecteurs, sont présentés au public dans leur nudité. Dans Exposition Universelle vous les animez, en plus, d’un mouvement circulaire, mouvement qui apparaît central dans la structure chorégraphique de la pièce.
Rachid Ouramdane. Dès que j’utilise une technologie, et quelle qu’elle soit, j’essaie de voir quelle est sa charge historique. Employer un haut parleur, ce n’est pas anodin; d’amplifier ou non une voix; d’utiliser un haut parleur traditionnel ou un haut-parleur «trompe». Cette histoire technologique — et là on rejoint peut-être les expérimentations de l’époque de Fin novembre — appelle déjà un certain nombre de sujets que l’on peut traiter.
Quand j’utilise ces hauts parleurs en forme de trompe dans Loin…, c’est parce qu’on les emploie encore aujourd’hui pour diffuser la propagande de Hồ Chà Minh, matin et soir, à Hanoï. Il s’agissait de les utiliser comme une tribune politique un peu détournée, d’où leur ultra frontalité, placés en avant-scène.
Au début, on a l’impression que ce sont de simples éléments techniques qui servent au déroulement du spectacle, mais au fur et à mesure de la pièce, on se rend compte combien ils composent déjà une esthétique.
Dans Exposition Universelle, on a créé sur scène une sorte de ballet mécanique, c’est également une manière d’interroger ces courants politiques et leur fascination pour le corps machine (on pense particulièrement aux esthétiques futuristes ou constructivistes). Cela me permettait d’explorer un mouvement totalement déshumanisé comme c’est le cas avec cette lente rotation au début du spectacle, sur le socle mouvant.
A d’autres moments, il s’agissait de faire émerger un corps extrêmement fort et puissant, qui rejoindrait l’idéal que nous proposent ces régimes politiques —je pensais particulièrement à ces corps filmés par Leni Riefenstahl, ou à celui de l’athlète, du sportif aujourd’hui. Ensuite, l’intérêt était de confronter cet idéal corporel à un corps dépouillé, avec ses failles, fragilités et effondrements.
Aussi, la circularité du dispositif introduit une forme de mouvement continu, un mouvement de Sisyphe: on a l’impression qu’on va y arriver, mais jamais on aboutie. Poussé par cette machinerie qui me malmène, ce sentiment de continuité, de mouvement inéluctable, peut alors renvoyer à une forme d’impuissance.
La pièce est en effet très sombre, peut-être plus que Les morts pudiques, qui avait pourtant un sujet directement macabre.
Rachid Ouramdane. Il est certain que cette pièce détient un fond inquiet. Elle fait suite à ce que j’ai traversé, à mes précédents projets au Vietnam, en Russie… mais s’inscrit aussi dans un pays où la montée du Front National, bien sûr, m’inquiète. De par mes origines — venir d’un territoire qui a subi la colonisation, d’une famille qui a été malmenée par le mouvement des guerres et de l’Histoire —, je suis particulièrement attentif à ces choses-là , si bien que ce que je raconte est chargé de grandes peurs.
Mais c’est vrai que, des Morts pudiques jusqu’à Exposition Universelle, dans toutes mes pièces, j’interroge une certaine forme de violence, que je replace à l’échelle des individus. J’essaye de me tenir à l’écart d’un propos trop large en trouvant justement de la contradiction dans ces idées préconçues que l’on peut avoir sur des sujets souvent rabattus. J’essaye d’y confronter des témoignages singuliers: comment ces violences, cette histoire, résonne dans l’intimité d’une personne ?
Qu’est-ce que cela fait de représenter la danse française à l’étranger?
A chaque fois qu’on parle de l’identité de quelqu’un, on commence par son identité nationale. Je ne vais pas revenir sur les gender studies, sur l’identité comme processus en cours, perpétuellement en train de se redéfinir en fonction du lieu où l’on se trouve etc… mais je ne me vis jamais comme représentant de la danse française.
J’ai un statut administratif, une nationalité française, et le fait de vivre en France me permet d’avoir un certain rapport aux gens, dans une république, une démocratie… mais mon rattachement national m’importe peu et je ne cherche pas à en faire la promotion.
D’ailleurs si je joue de tous ces signes nationaux sur scène, c’est pour en dénoncer la vacuité, les tourner en dérision. Lorsque dans Exposition Universelle je reprends les couleurs nationales pour en faire un maquillage camouflage — dont j’empêche alors la fonction première de dissimulation en le transformant en une forme de maquillage de clown —, c’est une façon de dénoncer cette défense des couleurs nationales qui me semble être un non-sens aujourd’hui.
C’est vrai que je porte en moi une sensibilité, un «regard français» lorsque je suis à l’étranger, mais mon parcours d’interprète m’a également amené à me former ailleurs — à Bruxelles, New York — et donc à être en rupture avec ce que certains nomment «danse française».
Parlant de formation, quel est vôtre «entrainement régulier du danseur»?
Rachid Ouramdane. Je travaille la danse avant tout quand je monte sur scène, mais cela peut être partout : avec les jeunes sportifs que j’ai fréquentés pour Surface de réparation ou dans le regard d’une personne dont je suis en train de prendre le témoignage, car ce qui m’importe c’est de trouver des formes d’expressivité pour ces individus sur scène, c’est la que commence la danse.
Le travail d’un chorégraphe ce n’est pas tant de construire et dompter un corps que de savoir révéler ce qui est là . Lorsque j’ai travaillé avec Pascal Rambert, qui n’était pourtant pas monté sur scène depuis vingt ans, j’ai pu observer combien il s’était construit un corps en regardant autour de lui. Un bon interprète, pour moi, doit savoir se nourrir d’un imaginaire très large, être complètement débridé, et pas forcément dans la maîtrise d’une technique dansée. Le geste artistique arrive justement lorsqu’il déborde de la sphère convenue de l’art, sinon on ne fait que répéter une technique. Et si je regarde un danseur comme je regarde un athlète produire sa performance, je vide l’art de son contenu. Il s’agirait plutôt d’atteindre d’autres registres et d’interroger l’ordre sensible, politique, d’ouvrir différents temps.
Je ne dis pas qu’il ne faut pas de technique. Par exemple j’ai eu la chance de travailler pour le Ballet de Lyon, ou de faire une pièce en Russie, pour des gens qui ont une grande maitrise des techniques traditionnelles de la danse. Ou même dans la pièce Des témoins ordinaires, les personnes avec lesquelles je travaille sont de très grands virtuoses… Mais il s’agit de dépasser le «numéro» pour instaurer un lien sensible avec le spectateur.
Et lorsque vous travaillez avec des personnes n’ayant jamais dansé, est-ce que vous faites un travail préalable pour créer une communauté de corps?
Rachid Ouramdane. Lorsque je fais une pièce de groupe, ce sont plutôt des répartitions de solos sur scène. Je n’essaye pas de mettre à l’unisson des gens lorsque ce n’est pas leur histoire. Par contre j’ai pu le faire lorsque je trouvais cela pertinent.
D’ailleurs aujourd’hui les temps de production d’une création ne me permettent pas de faire ce travail ou du moins d’atteindre un tel degré d’exigence. C’est pourquoi je commence à travailler avec des gens dont je connais déjà le potentiel.
Du coup, le temps de création n’est plus un temps de transmission; c’est un temps de rencontre, d’échange, un temps créatif quand même…
Lorsque j’ai le temps de la faire, c’est dans des cadres très particuliers, comme cette pièce que je viens de créer pour la compagnie Candoco, à Londres — une troupe composée en partie de personnes avec des handicaps moteur. Là , j’ai eu ce temps pour faire un travail de longue haleine. Je me suis beaucoup appuyé sur leur singularité, et sur la notion de handicap, qui n’est pas une limite d’ailleurs. Beaucoup d’entre eux ont transformé leur handicap en une forme de virtuosité: cela devient plus une spécificité qu’un corps limité. Il y a un moment dans la pièce où ils se mettent à jouer une partition sonore avec des frappes du pied, une lente progression jusqu’à ce qu’ils arrivent à un unisson, et l’espace d’un instant, malgré leur singularité, on les voit rejoindre un geste et un rythme commun. Tout ça nous a pris beaucoup de temps.
Mais je n’ai pas de méthode et c’est d’ailleurs un peu le drame, un drame personnel, car cela me prend une énergie folle de toujours repartir à zéro! C’est en fait le sujet de chaque pièce qui va m’imposer la méthode de travail.
En ce moment je renoue avec ce qui m’a amené à danser, je regarde beaucoup de danses très populaires, par exemple des battles sur youtube, ou des personnes comme David Elsewhere, cet américain qui vient du popping et qui fait des choses très commerciales aux Etats-Unis… mais ce qui nourrit mon corps, c’est davantage une toile de Bacon, une installation de Gary Hill, un film d’Audiard ou un roman de Carrère.
Cela passe donc par le regard?
Rachid Ouramdane. Définitivement.
Les gens qui m’ont formé, sont des personnes comme Hubert Godard ou Laurence Louppe. D’ailleurs, pour reprendre une phrase de celle-ci, je pense avant tout qu’un danseur c’est quelqu’un qui est capable de «réagir à », d’observer, d’être présent dans l’instant.
Et c’est également tout ce que j’ai appris aux côtés de Meg Stuart: comment s’inscrire dans des environnements.
Ainsi je ne crée pas de décor pour m’y plonger, au contraire, tout s’élabore en même temps, dans une relation de symbiose qui est très organique, même dans la scénographie. Voilà comment je me nourris corporellement.
Et la prochaine création?
Rachid Ouramdane. Je reviens au témoignage. Mais je préfère ne pas trop en parler, au risque de dessiner des horizons que je pourrais par la suite trahir durant le processus de création…