ART | CRITIQUE

Quintessentiel

PPhilippe Godin
@07 Jan 2013

La galerie Christian Berst présente un ensemble imposant de dessins d’Alexis Lippstreu. En puisant dans la peinture des musées son vocabulaire esthétique, cet irrégulier parmi les irréguliers a inventé, peut-être, une forme inédite de maniérisme à l’intérieur même de l’art brut. De quoi réveiller les foudres du fondateur de l’Art Brut!

Dans l’institution où il est placé en raison de son autisme, Alexis Lippstreu dessine inlassablement des personnages empruntés aux maîtres du passé (Masaccio, Giorgione, Léonard, Gauguin, Van Gogh, Ingres, Manet, etc.). Ce sont les plus grands peintres qui inspirent donc sa compulsion graphique (plus de 3000 dessins en dix ans). Bien plus, on peut faire le tour de l’exposition en se livrant à un petit jeu pour deviner les sources iconographiques des dessins exposés. La liste des titres pourrait concurrencer celle des plus riches collections!
De la Vierge à l’enfant de Filippo Lippi aux Chevaux de courses de Degas; de La Visitation de Fra Angelico à La Chambre de Van Gogh; de La Crucifixion avec la vierge de Masaccio à La Baigneuse de Gauguin, ce sont les plus grandes Å“uvres de la culture qui ont été prises pour modèle! On semble loin du principe inébranlable de la constitution de l’art brut, érigé en son temps par Jean Dubuffet, qui instituait de ne recevoir que «des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture»! Pourtant, cette entorse apparente aux préceptes énoncés par Dubuffet dans Asphyxiante Culture ne retire rien au caractère «brut» des Å“uvres exposées. Car, Alexis Lippstreu ne pratique pas une simple copie de ces «poncifs de l’art classique». Aucun mimétisme chez lui!

Ainsi, cette figure aux formes anguleuses, horizontales et géométriques, n’a rien des rondeurs et des grâces charnelles de la Vénus endormie qui l’a inspirée. On est plus proche d’une «femme-scie» sortie d’un poème de Michaux que du tableau de Giorgione! De même, il serait difficile de retrouver, sans le titre (Le Déjeuner dans l’atelier de Manet), l’origine de ce dessin énigmatique dans lequel trois personnages semblent disparaître dans le fond des hachures de graphite!
Outre, sa personnalité qui l’apparente pleinement au type même du créateur d’art brut (par sa pathologie psychique, sa claustration, etc.), c’est sa pratique protocolaire et compulsive du dessin qui le rapproche de l’art brut. Loin de se contenter d’imiter un modèle quelconque (fût-il classique), Alexis Lippstreu a inventé un authentique protocole qui définit son style. Il produit, en effet, ses dessins à partir de trois coordonnées principales qui correspondent également aux trois étapes de sa démarche: iconographique, schématique ou géométrique, diagrammatique ou chaotique.

Dans un premier temps, Alexis Lippstreu choisit une image peinte dans le corpus des classiques. Dans une seconde étape (quasi égyptienne), il commence par dessiner schématiquement les personnages en les géométrisant et en les épurant de tous les détails inutiles à ses yeux. Les dessins sont dépouillés de toute anecdote. Pas d’histoire, pas de psychologie. Les corps deviennent anguleux comme des hiéroglyphes muets. Les personnages se font hiératiques, anonymes, gardant la distance avec nous et entre eux. Ils sont souvent alignés; la plupart de face ou de profil, mais jamais de trois-quarts. Les corps sont toujours verticaux ou à l’horizontal. Jamais de travers. Intraversables. Sphinx dérisoires et pourtant tenaces, têtus et entêtants. Ces petits personnages par leur mutisme inquiétant nous interrogent et rejoignent fortuitement les figures beckettiennes. Ils attendent. Bloc de silence qui ne se laisse pas pénétrer. Impénétrable. A l’image de leur auteur, ils ne délivreront rien de leur trauma!

Parfois, ils sont allongés en des poses étranges, et des postures de jambes dignes d’un bas-relief égyptien. Ainsi, Le Déjeuner sur l’herbe devient la scène d’un théâtre imaginaire sans herbe ni pique-nique. La Baigneuse de Degas prend la forme d’une pièce de puzzle écrasée sur le fond. Par couple ou par trio, ils nous regardent tous. Eloignés et si proches à la fois. Jamais au centre de l’espace, ils semblent comme happés par les bords et les forces invisibles du dehors. Telle cette évanescente réplique de la Baigneuse de Gauguin qui semble vouloir fuir l’espace du dessin!

Alexis Lippstreu cherche à construire son propre vocabulaire plastique à partir des motifs empruntés aux grands maîtres. Il se sert ainsi du dessin comme d’une langue de substitution; lui qui ne peut ni écrire, ni prononcer un mot. A l’instar de l’écrivain qui décrit scrupuleusement ce qui l’intéresse et généralise le reste, il adapte au langage plastique les procédés arbitraires du langage verbal. Il néglige aussi fréquemment la dimension relative des personnages et des objets, les agrandissant ou les rapetissant selon l’importance sensorielle ou intellectuelle qu’il leur attribue. Parfois, il grossit un bras qui devient démesurément long comme dans ce dessin emprunté au Déjeuner sur l’herbe de Manet. Il supprime aussi carrément des membres, comme ces corps de cul-de-jatte qui ne peuvent pas bouger (tels ceux de Beckett ou Céline) dans ce dessin inspiré d’Avril de Maurice Denis. En dilatant fréquemment les distances entre les personnages, il déconstruit la réalité optique de l’espace classique (sa perspective, ses proportions, etc.) au profit d’un espace intensif, disloqué et haptique.

Enfin, dans une dernière étape, Alexis Lippstreu hachure au crayon de graphite toutes les parties vides de la feuille. Il peut ainsi délibérément évacuer tout le décor des tableaux choisis renforçant, par là-même, l’isolation des figures. C’est sans doute l’étape la plus jubilatoire, puisqu’après les esquisses laborieuses et scolaires des dessins de figures, Alexis Lippstreu se lance dans une véritable frénésie de tracés rapides, jubilatoires. Traits rageurs; traits-cris! Après avoir contenu toutes ses pulsions graphiques, le dessinateur appliqué se libère totalement de la tutelle de l’œil (celui du thérapeute, des maîtres?).

Après la lenteur, il conquiert sa vitesse, sa légèreté, et impulse à l’ensemble du dessin une dynamique qui compense la pesanteur des personnages. Il redonne ainsi vie à ses dessins par une légèreté qui n’a d’égale que la rapidité des traits. Il introduit aussi une dimension chaotique en contrepoids de l’excessive formation des dessins (Lippstreu refait si souvent les contours des figures, en appuyant si fort sur le crayon, qu’il finit pas creuser des sillons à même le papier).

L’efficacité du diagramme d’Alexis Lippstreu repose notamment sur cette tension entre la rigidité des figures et la vitesse des traits hachurés qui en constitue le fond. Enfin, tous ces sillons gris suscitent des phénomènes d’hallucinations. Le spectateur peut alors projeter à l’infini ses propres fantasmes (intellectuels ou bruts).
Toute une dialectique de l’apparition et de la disparition se met ainsi en place. Certaines têtes semblent rentrer ou sortir entre les gouttes de l’orage de graphite. Alexis Lippstreu, à sa manière, témoigne de la problématique du corps si souvent posée par les artistes de la modernité. De ce corps pesant, identifié, photographié, sexué, signifié, normé, soigné, qu’il faut discipliner, mettre en mots, habiller, enterrer, etc.

Nul mieux qu’un artiste comme Alexis Lippstreu pouvait nous le redire. L’autiste comme l’artiste ne souffre pas seulement de son esprit; il est encombré par son corps. Lippstreu a, peut-être, trouvé au bout de ses crayons 2B, un moyen de sortir de ce corps là, comme Artaud chez les Tarahumaras ou Kerouac sur sa route!

Å’uvres
— Alexis Lippstreu, Sans titre (d’après Chevaux de courses d’Edgar Degas), 2011. Graphite sur papier. 28,74 x 21,65 cm
— Alexis Lippstreu, Sans titre,
2009. Graphite sur papier. 55 x 73 cm
— Alexis Lippstreu, Sans titre (d’après La Venus endormie de Giorgione), 2008. Graphite sur papier. 55 x 73 cm
— Alexis Lippstreu, Sans titre (d’après La Vierge à l’enfant de Filippo Lippi), 2008. Graphite sur papier. 55 x 73 cm
— Alexis Lippstreu, Sans titre (d’après La Visitation de Fra Angelico),
2010. Graphite sur papier. 73 x 55 cm
— Alexis Lippstreu, Sans titre (d’après Madame Moitessier debout d’Ingres),
2009. Graphite sur papier. 55 x 73 cm
— Alexis Lippstreu, Sans titre,
 2009. Graphite sur papier. 55 x 73 cm
— Alexis Lippstreu, Sans titre
 (d’après Madame Moitessier debout d’Ingres),
2009. Graphite sur papier. 55 x 73 cm
— Alexis Lippstreu, Sans titre (d’après Madame Moitessier debout d’Ingres),
2009
— Alexis Lippstreu, Sans titre (d’après Chevaux de courses d’Edgar Degas),
2009. Graphite sur papier. 73 x 55 cm
— Alexis Lippstreu, Sans titre (d’après La Crucifixion avec la vierge, Sainte Madeleine et Saint Jean de Masaccio),
2010. Graphite sur papier. 73 x 55 cm
— Alexis Lippstreu, Sans titre, 
2006. Graphite sur papier. 73 x 55 cm
— Alexis Lippstreu, Sans titre (d’après La Belle Princesse, attribuée à Léonard de Vinci), 2006. Graphite sur papier. 55 x 73 cm
— Alexis Lippstreu, Sans titre,
 2006. Graphite sur papier. 55 x 73 cm
— Alexis Lippstreu, Sans titre (d’après La Chambre de Van Gogh),
1994. Crayon de couleur sur papier. 30 x 40,3 cm
— Alexis Lippstreu, Sans titre (d’après La Baigneuse de Gauguin),
2010. Graphite sur papier. 73 x 55 cm

A l’occasion de cette exposition un catalogue Alexis Lippstreu est co-édité par MADmusée, la galerie Christian Berst, La Pommeraie.

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