Quelle a été la genèse de cette exposition?
Jolanthe Kugler. L’idée de cette exposition est née de l’activité même du Vitra Design Museum (Weil am Rhein) qui possède une collection importante de meubles du XXe siècle, mais qui a surtout commencé à collectionner des luminaires voici environ dix ans. Cette dernière initiative est due à Raymond Fehlbaum — le frère de Rolf Fehlbaum, Président directeur général de la Vitra Design Stiftung — qui a cédé sa collection de luminaires et que Rolf Fehlbaum a complétée. Dans l’exposition «Que la lumière soit!», nous l’avons resituée dans un contexte culturel et historique. Le monde de la lumière étant en pleine mutation, il n’était pas possible de nous limiter aux liminaires classiques, d’où cette exposition qui propose une histoire culturelle du design et de la lumière artificielle.
Comment avez-vous construit et découpé cette exposition afin de raconter cette histoire de la lumière?
Jolanthe Kugler. Une première partie analyse l’importance de la lumière électrique lors du siècle passé, la manière dont elle a transformé nos vies, nos conditions de travail, notre quotidien, mais aussi nos villes.
Ensuite, le parcours nous introduit dans une présentation historique du design à travers une sélection d’environ 50 luminaires, les plus emblématiques qui permettent de raconter l’évolution des techniques, des matériaux mais aussi le développement social et industriel.
La troisième partie traite des qualités synesthésiques de la lumière associées à la couleur, à l’espace et au mouvement. Nous réunissons une sélection de films, documents, photographies et objets qui illustrent l’utilisation de la lumière dans le monde de l’art et du spectacle durant le siècle dernier. Nous commençons avec le Palais de l’électricité conçu pour l’Exposition universelle de 1900 à Paris, un des premiers grands spectacles possibles grâce à la lumière électrique, mais où on voit encore qu’au tournant du siècle, personne n’avait véritablement idée de la forme que pouvait prendre cette lumière électrique.
On a alors utilisé des symboles familiers: l’image classique d’une déesse qui, au lieu d’être illuminée d’un rayon de lumière venant du ciel — donc de Dieu —, porte une ampoule sur la tête, avec une batterie dans l’autre main. La lumière électrique a alors déjà commencé à bouleverser le monde, mais il n’y a pas encore un langage approprié pour le décrire. Les choses auront évolué pour le Poème électronique de Le Corbusier, Iannis Xenakis et Edgar Varèse créé pour le Pavillon Philips pour l’Exposition internationale de Bruxelles en 1958.
La dernière partie est entièrement dédiée à ce que l’on a appelé «la lumière de demain», c’est‑à ‑dire le changement actuel dans le monde de la technologie, les propositions des designers à ces transformations profondes, les interprétations formelles et artistiques en réponse à ces nouvelles perspectives, tout comme les grands défis que nous lance cette nouvelle technologie, cette lumière digitale et électronique, contrôlable comme jamais avant.
Que peut-on comprendre de l’évolution du design des lampes au cours des 100 dernières années?
Jolanthe Kugler. Nous avons essayé de faire un choix qui marque les différentes étapes de l’évolution des moyens d’éclairage aussi bien au niveau technologique, que dans le choix des matériaux utilisés ou dans les aspects esthétiques. Chaque époque produit des objets reflétant les idées artistiques, politiques de la société du moment. Les lampes des années 1960, par exemple, sont essentiellement réalisées avec des plastics colorés, le propylène ayant largement été utilisé pour les éléments de mobilier. Et la lampe n’est plus seulement un moyen d’éclairage, mais devient une sculpture à l’intérieur d’un espace privé.
Avec la Hanging Lamp (1922) de Gerrit Rietveld, la lumière cesse d’être vue comme un point lumineux autonome au plafond et commence à dessiner l’espace pour devenir une structure spatiale lumineuse. George Carwardine a inventé lui le ressort pour tenir en équilibre la lampe de travail et nous a donné, avec la lampe Anglepoise (1927), le prototype pour toutes les lampes de bureau. Celles de Serge Mouille sont fragiles et élégantes, comme la Cocotte ou ses lampadaires à trois bras (1953). Avec sa Tizio (1972), Richard Sapper intègre les halogènes dans l’espace domestique alors qu’ils ont été initialement pensés pour les voitures et l’industrie. Les lampes du groupe Memphis et d’Ettore Sottsass produites dans les années 1980 illustrent le rejet du «bon design» avec ses formes classiques-modernes. Une lampe est donc bien un représentant de son époque, de l’évolution de la société!
Peut-on faire le même constat pour l’évolution des formes?
Jolanthe Kugler. Oui bien sûr. Le designer est toujours «l’enfant de son temps» et par conséquent influencé par les formes, le style, la mode et l’art qui l’entourent. Ainsi, les années 1920 sont marquées par les idées modernistes de Le Corbusier ou d’Eileen Grey en France, du Bauhaus en Allemagne avec en particulier la fameuse lampe Bauhaus de Wilhelm Wagenfeld — des objets avec un langage formel réduit, industriel, rationaliste et à la recherche d’un nouveau fonctionnalisme. Après la guerre, on produit surtout des objets qui se réfèrent à ce langage moderniste («le bon design»).
Les années 1960 sont marquées par la libération des règles de la société, l’invention des nouveaux matériaux artificiels, l’importance de la recherche spatiale et l’aventure de l’homme sur la lune. Les lampes de ces années reflètent ce contexte: il y a une libération des formes qui permet d’imaginer un tube en plastique comme lampe, forme qui était pensée jusque là pour faire circuler l’eau.
Les artistes contemporains s’approprient la lumière pour créer des espaces, des sensations, des émotions également?
Jolanthe Kugler. L’intérêt pour la lumière comme moyen d’une réflexion artistique ou comme matière ou matériel d’art aujourd’hui est aussi grand que jamais. Dans les dernières années on a vu un nombre incroyable d’expositions qui manifeste cet intérêt comme «Light» à Londres ou «Dynamo» à Paris — pour donner deux exemples.
Nous montrons une installation de Carlos Cruz-Diez qui travaille la lumière depuis les années 1960, la couleur dématérialisée de son support et qui tend à une autonomie dans l’espace. Il nous montre à travers ses installations la capacité de notre cerveau à voir des couleurs qui ne sont pas représentées dans l’œuvre, simplement par la confrontation de trois couleurs. C’est une installation très importante car elle montre l’influence de la lumière et des couleurs pures sur l’homme.
Avec cette approche de la lumière, on est dans la dématérialisation. Est‑ce que les designers de demain nous amèneront vers cela? Vous nous avez parlé de l’importance du support, de la forme dans le design ces années passées, est-ce que l’avenir tendrait à la dématérialisation? C’est bien probable. Je ne crois pas qu’on va éliminer toutes les lampes, car chacune constitue bien plus qu’une source éclairante. Par contre, on peut intégrer des lumières dans des parties d’architecture, dans le plafond, c’est quelque chose d’assez simple avec les nouvelles technologies: les LED ou OLED sont des objets électroniques que l’on peut régler avec l’ordinateur, avec l’IPhone, et ainsi décider du moment où la lumière doit être enclenchée.
Cette technologie est intéressante pour les maisons de retraite par exemple, où les gens ne sortent plus et sont donc toujours confrontés à une lumière artificielle. On essaie avec les plafonds de recréer l’ambiance du ciel et il est possible de changer d’intensité, de couleur et ainsi de retrouver la luminosité du ciel matinal, plus intense du midi, et plus dorée du soir. Ce système limite le besoin en médicaments de ces personnes âgées qui, par ailleurs, n’ont plus de problèmes pour s’endormir le soir, car leur corps est calé de nouveau sur les rythmes naturels.
Comment abordez-vous les problèmes écologiques et économiques liés à l’électricité?
Jolanthe Kugler. Ce sera abordé dans la première partie de l’exposition, avec notamment cette grande carte de la Nasa montrant le monde éclairé. À côté de cela, nous présentons des images des régions où la lumière n’arrive pas. Ce n’est pas seulement un problème de pouvoir, mais aussi économique. Dans ce contexte sera exposé la Capri‑Batterie de Joseph Beuys, un objet qui n’est pas pensé pour être unique, mais éditée en 200 exemplaires, pour porter un message au monde.
Il y a de nombreuses interprétations de ce citron relié à une ampoule, et celle que je préfère est de dire que l’artiste choisit le citron comme le symbole de la lumière, du soleil, et c’est ce citron qui «allume» l’ampoule. On pourrait l’interpréter ainsi: la lumière est la vitamine de notre temps, mais un citron fournit de l’énergie seulement pour un certain temps. Beuys avait donné la consigne de changer le citron après 1000 heures d’utilisation!… Aussi, dans la dernière partie qui traite de la lumière de demain, plusieurs objets ou installations partent de cette problématique et illustrent le défi qui nous attend avec des propositions s’appuyant sur les nouvelles technologies.
Est-ce qu’il y a un point sur lequel vous insistez le plus dans l’exposition?
Jolanthe Kugler. Sur le dernier espace qui est le plus important, celui appelé «La lumière de demain». On y présente les nouvelles idées des designers et des artistes sur la lumière, son utilisation, la valeur de la lumière naturelle mais aussi artificielle, le potentiel des couleurs changeantes, de la technologie comme les LED et les OLED. Nous montrons des exemples sur la manière d’intégrer ces nouvelles lumières dans les murs ou encore ces lampes bizarres qui produisent de la lumière à travers des animaux modifiés génétiquement…
Une installation centrale concentre beaucoup de ces réflexions, avec l’installation d’un grand laboratoire qui nous permet de comprendre la production des substances qui sont la base des OLED: il s’agit d’une sorte de poudre que l’on place sur un support plat (jusqu’ici normalement un support en verre…) et c’est cette poudre qui s’allume lorsque le courant électrique passe. Ce n’est plus seulement la forme et la technologie qui ont changé : la nouvelle lumière n’a plus de forme. C’est une poudre (ou un liquide) qui sort des laboratoires — les mêmes qui produisent des médicaments, des couleurs synthétiques, des colorant pour les produits alimentaires, soit les laboratoires Merck — et plus une ampoule avec une forme précise. Que fait donc un créateur avec cela? Que va-t-il inventer?
Ce qui veut dire que les recherches sur la lumière ne peuvent être que transversales, appelant une collaboration entre designers, chimistes, scientifiques…?
Jolanthe Kugler. Voilà . Il faut un chimiste pour les propriétés des produits nécessaires, un artiste pour la qualité esthétique de la lumière, et un designer pour l’objet voulu, faire appel à la chronobiologie pour connaître l’effet de la lumière sur les rythmes biologiques de notre corps, à un psychologue pour le ressenti de la lumière… La forme n’est plus la chose la plus importante, mais c’est la qualité qui est au cœur du système. Il ne faut pas laisser la décision de cette qualité aux seuls laboratoires.
Le but de l’exposition était d’ouvrir la discussion car aujourd’hui nous en sommes aux débuts de ce développement, c’est le moment du questionnement sur la lumière que nous voulons. Nous souhaitons que le visiteur sorte de l’exposition avec des questions différentes de celles qu’il avait avant de venir, tournées vers le nouveau chapitre qui est en train de s’écrire et qui pourrait être intitulé: ne pas dessiner des lampes, mais la lumière.
Propos recueillis par Stéphanie Pioda (Extrait du catalogue)
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L’agenda de l’exposition