Si le spectacle se déroule en quatre temps, c’est dans l’écoulement continu d’une temporalité unique que semblent évoluer les danseurs, sans rupture véritable entre les pièces autre que celle des fermetures de rideau. Passé et présent, créations et recréations s’entrelacent comme pour tisser un art «poé-graphique», fascinant de modernité atemporelle.
C’est en effet tout en correspondances baudelairiennes que les séquences se répondent dans ce rayonnant poème visuel en quatre strophes.
Placé en ouverture, le solo Water Motor, aussi bref qu’intense, semble à proprement parler constituer le moteur du spectacle, infusant sa fulgurante énergie dans l’engrenage du procès créatif. Ainsi, la dynamique de l’eau, typiquement brownienne, liquéfiant toute anguleuse tension musculaire, se trouve entièrement condensée dans ces quelques premières minutes. Les gestes du soliste, (ré)incarnation masculine de la chorégraphe elle-même, loin de s’arrêter à ses membres — bras, jambes, tête — se prolongent à l’infini, saturent l’espace de lignes souples et invisibles, portée silencieuse sur laquelle s’inscrivent les notes du souffle: nulle musique autre que celle de la respiration. C’est donc avec d’autant plus d’éclat que les violons de Rameau vibrent soudain dans l’atmosphère, alors que le rideau se rouvre sur la clarté de l’azur.
Tombées du ciel, deux danseuses acrobates en tutus de cirque s’épanouissent dans les airs musicaux de Pygmalion, comme dans les airs spatiaux du théâtre! Préambule à l’entrée en scène des danseurs «terrestres», ces fées volantes, comme portées par leurs propres rires, placent la pièce sous le signe de la légèreté et de la badinerie, nullement synonyme ici de superficialité. Créée en 2011, Les yeux et l’âme donne clairement au ballet XVIIIièmiste les très actuels accents de la poétique brownienne. C’est toujours l’énergie du «water motor» qui anime les danseurs, vaguelettes humaines vêtues de vaporeuses tuniques bleutées. La puissance aquatique du mouvement, tout en coulure maîtrisée, s’infiltre savamment entre les saltations joueuses, festives du menuet, donnant à la contredanse baroque une d(a)nsité nouvelle, liquide. Devenus signes, les danseurs dessinent une aquarelle de mouvements. Tout se passe comme si la calligraphie du fond de scène se détachait sous nos yeux de la toile pour tracer dans l’éphémère de la danse le tableau d’une âme…
A l’atmosphère enjouée de cette pièce toute en allégresse et vivacité — joie de vivre et de danser des plus communicatives — succède Opal Loop. Et la transparence de céder au nuage, alors que dans l’obscurité, quatre silhouettes se détachent progressivement de ce voile d’eau qui émerge du fond de scène. Le silence se reforme dans la brume, uniquement troublé par les respirations devenues rythme. Nul mouvement d’ensemble à proprement parler dans ce quatuor hétéroclite — triton en combinaison chair, nymphe en flottante tunique vert-amphibienne, danseur en noir et son féminin pendant en blanc- mais une cohérence tacite, subtile. Chacun évolue comme isolé dans une solitude somnambulique… et pourtant, l’on perçoit d’invisibles réseaux qui relient, connectent télépathiquement ces mystérieux personnages. Le «corps de ballet» n’a ainsi de cesse que de se faire et se défaire dans d’aquatiques reflets opalins : duos réels et imaginaires qui se succèdent ou se superposent, sauts, torsions du buste, jet de bras et de jambes qui se répondent, membres qui se frôlent plus qu’ils ne se touchent, dans un langage muet. Les corps eux-mêmes se nouent et se dénouent, se contractant sèchement pour mieux s’étirer souplement, se replient lentement à terre pour mieux s’éployer dans un bond, suivant une boucle cinétique qui jamais ne se rompt.
Et cette mouvance perpétuelle de nous amener logiquement des années 80 vers l’ultime, «jet» créatif qu’est Toss. Toujours situé entre l’eau et l’éther, ce dernier volet parachève le spectacle en une mise en abyme du processus par lequel un corps intègre la dynamique poétique de la chorégraphe. Silhouettes immaculées, identiquement anonymes, les danseurs, entrent en scène au ralenti, dans le ronronnement d’une cohorte de ventilateurs disposés sur le plateau même. Tels des navires pourvus de jambes mais non d’esprit, les interprètes paraissent dans un premier temps entièrement mus par ce souffle artificiel externe qui couvre le leur, tandis que les tuniques de papier se gonflent de vent comme autant de voiles de bateau. L’inaltérable continuité du flux aqueux impulsée par le «moteur d’eau» liminaire tend à s’interrompre pour la première fois, brisée par les lacérants lancers («toss») de bras caractérisant la pièce éponyme. Devenus hélices, ces derniers, à l’image des pales vrombissantes de l’appareillage «aérien», strient l’atmosphère de crissantes spirales, larges et tranchantes trajectoires circulaires. Mais bientôt, alors que le bourdonnement lancinant de la soufflerie automatique s’efface derrière les notes d’un piano, les figures de papier, entités mécaniques, machinales, semblent peu à peu réinvestis d’une présence. Très symboliquement, les fantomatiques costumes s’évanouissent, se flétrissent, disparaissent, fragiles chrysalides arrachées par le vent, percées par les couleurs éclatantes des maillots rouge, vert, bleu… qu’elles dissimulent. La respiration redevient l’apanage sonore des corps dont les bras-hélices se déploient, ou plutôt se déplient au sens origamique du terme, en ailes-lisses. L’anima ,souffle de vie, réintègre la chair et la réveille de l’intérieur: l’énergie libérée glisse souplement le long des limites corporelles, s’échappe des bras jetés vers nous qui rattrapons (en effet) avec bonheur, cette envolée finale!
Quatre pièces se clôt ainsi de façon idoine, sur ce «wat-air motor», vigueur motrice de l’eau transportée vers le ciel, après la traversée du nuage. Nous dirions volontiers que la boucle se referme, si le processus génétique brownien qu’illustrent ces quatre jalons chorégraphiques n’était pas plutôt celui de la spirale, puisant dans le passé pour s’élever toujours plus haut dans l’envol de la création.