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La sollicitation et l’accélération croissantes des regards au détriment de l’activité et de la mobilité des corps, les contacts avec des images plutôt qu’avec des choses, la passion pour les simulacres plutôt que pour la réalité des événements : ces phénomènes sont caractéristiques de la condition contemporaine des regards et des corps, de cette condition paradoxale du regard appareillé dont la passivité est le coût de sa mobilité. Comme si la valeur quantitative du regard (sa célérité) s’obtenait au prix d’une baisse de sa valeur qualitative (son activité).Â
La distance physique avec le monde et la pulsion scopique, telle est la condition commune aux «voyeurs», «spectateurs» ou «regardeurs» contemporains. Si ces termes désignent des régimes et exercices sensiblement différents du regard, tous opposent l’activité du monde réel à la passivité du regard réfugié dans le confort des simulacres, à distance de la rudesse des choses et des événements.
Dès le milieu du XIXe siècle, la photographie dont le fonctionnement mécanique et chimique permettait de croire qu’elle était «l’exactitude, la vérité, la réalité elle-même», était présentée comme un moyen puissant et fiable de mettre à la portée des regards d’ici les contrées lointaines du monde nouveau en pleine expansion sous l’impulsion de l’industrie naissante.
Armés d’appareils photographiques, les pionniers intrépides du reportage ont donc amplement affronté ces territoires inconnus auxquels leurs clichés donnaient accès — sans faille, sans fatigue et sans danger — aux bourgeois installés dans le confort de leurs salons. D’un côté, l’action et la réalité vivante, inaccessible et menaçante; de l’autre côté, la réception détachée et confortable au travers de simulacres.
Cette situation s’exprime dans une série d’oppositions termes à termes entre faire et voir, entre corps et regard, entre activité et passivité, entre réalité et image, entre vérité et apparence.
Les rôles et les places sont ainsi définis: ceux qui regardent ne font pas; faire mobilise des corps, des gestes, des choses et de la matière plus que des regards, des sensations, des pensées; les images ne sont que des apparences, des simulacres séparés de la réalité et de la vérité du monde. L’exercice du regard se situe dans la passivité d’une réception supposée à sens unique.
Or, dans son dernier ouvrage, Le Spectateur émancipé, Jacques Rancière affirme justement le contraire, en montrant combien le spectateur est actif, et comment regarder c’est agir. Dans cet essai sur le regard performatif du spectateur, on peut percevoir l’écho (non revendiqué) de l’ouvrage célèbre, Quand dire, c’est faire, du sémioticien anglais John L. Austin sur les discours performatifs.
Que fait donc le regardeur-spectateur ? Dès lors qu’il n’est jamais un simple réceptacle passif qui accueille et enregistre indistinctement toutes les informations qui lui parviennent ; dès lors, également, qu’il n’est jamais totalement ignorant, dépourvu de connaissances. Et bien, le spectateur-regardeur traite les données sensibles en les soumettant au filtre de ses propres savoirs, intérêts, dispositions, en les convertissant au moyen de son appareillage culturel, personnel et social. Il opère des tris, des sélections, des déplacements, des connexions singulières avec des éléments de son propre patrimoine culturel. Il crée des alliages entre ce qu’il reçoit et ce qu’il a déjà acquis. Bref, il interprète et réagit.
Or, ses interprétations et réactions sont sans doute moins provoquées par les contenus sensibles que par leurs formes et leurs conditions de diffusion. Si «voyeur», «spectateur» ou «regardeur» désignent des attitudes et des intensités de regards, celles-ci sont inséparables des situations sensibles elles-mêmes. Chaque machine de vision (télévision, cinéma, télévision, théâtre, internet, etc.), et chaque production sensible (dans un théâtre de boulevard ou sur une scène expérimentale, par exemple), favorise un type situation et une posture de réception.
Consacrée en art par la fameuse formule de Marcel Duchamp selon laquelle «ce sont les regardeurs qui font les tableaux», l’action du spectateur-regardeur remet en cause l’hégémonie de l’artiste, et redistribue au profit des regardeurs son pouvoir sur les œuvres. Extraire ainsi les regardeurs de leur supposée extériorité pour les intégrer au cœur du faire artistique revient à ouvrir l’œuvre à l’immaîtrisable et aléatoire processus de la réception, à élever la réception au niveau d’une recréation virtuelle de l’œuvre.
Ainsi ouverte à une pluralité de sens par l’action des regards, l’œuvre échappe aux tentatives récurrentes de la fermer sur un message à transmettre. Ce qu’exprime l’œuvre déjoue toujours la volonté de l’artiste et l’interprétation des «regardeurs». Ses sens se situent entre ces deux pôles, sans contrôle possible — ce qui, par parenthèse, hypothèque largement la pertinence du projet documentaire.
Autant les «regardeurs qui font les tableaux» agissent au stade de la réception de l’œuvre, autant il est un autre personnage qui, lui, ne recrée pas l’œuvre après coup, mais qui intervient directement dans le cours de sa production. C’est le «participant immanent de l’événement artistique» thématisé par Mikhaël Bakhtine. A l’inverse du public qui reste en dehors de l’œuvre, «le participant immanent détermine de l’intérieur la forme de l’œuvre d’art».
Car c’est avec lui, personnage virtuel, à la fois esthétique et social, que l’artiste ou l’auteur dialoguent artistiquement et orientent leurs choix formels.
Redonner une épaisseur au processus artistique, libérer les œuvres de leur assignation au «talent» ou à la «volonté» des artistes ; reconnaître à l’art les dimensions sociales et dialogiques des formes, ouvrir les œuvres à la pluralités de ses dimensions… Pour peut-être contribuer à refonder l’art.
André Rouillé
Lire
— Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, La Fabrique, Paris, 2008.
— Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine, suivi de «Écrits du Cercle de Bakhtine», Seuil, Paris, 1981.
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