Pour un livre ou bien un morceau de piano, l’usage est de dire qu’ils sont joués ou écrits à quatre mains. Or, avec le corps en jeu dans la danse comme certainement nulle part à ce point, dire d’une chorégraphie qu’elle a été écrite à quatre mains ne semble plus suffire. Aucun doute en tout cas que les pièces Pudique Acide — créée en 1984 à New York — et Extasis, créée un an plus tard, ont été écrites à deux corps. Signature inaugurale de Mathilde Monnier et de Jean-François Duroure, matrice d’avenir à la fois singulière, duelle et plurielle, cette signature à deux corps égaux, imbriqués, écartés, reflétés et dansants porte partout les marques de l’androgynie, de la gémellité et du double.
Reposant sur les héritages en cours des deux danseurs (emprunt notamment du vocabulaire de François Verret «dans la relation à la terre, dit Jean-François Duroure, aux chutes, à un engagement total, exacerbé vers le sol», influence de l’expressionisme de Pina Bausch dans Extasis) mais également sur la nécessité de trouver son propre langage, ces deux pièces disent plusieurs fois l’exil, l’écart et le pas de côté. Pas de côté de deux jeunes danseurs français faisant alors l’école buissonnière, préférant l’effervescence artistique de New York aux cours de Merce Cunningham, le concret à l’abstrait, espacement du couple, duo mais aussi duel, jusqu’à l’intérieur de soi, entre masculin et féminin, différence entre une pudeur, un acide et l’autre, écart entre danse et musique, désir de se démarquer et de signer de son propre corps scellé à celui de l’autre.
Endiablée, pétillante mais également touchante, Pudique Acide projette en arrière fond sonore, et en dehors des épisodes dépourvus de musique, l’atmosphère anachronique des cabarets et des bordels berlinois. Tandis que résonne cette musique de Kurt Weill, compositeur juif allemand qui a fui aux Etats-Unis en 1935, Sonia Darbois et Jonathan Pranlas, magnifiques interprètes d’aujourd’hui semblent danser des chutes plus belles, insouciantes et poétiques, celles des années 80 à New York, parcourues par le voguing et la break dance, ou peut-être, résister encore, mais de façon détachée et aucunement illustrative (c’est-à -dire pudique), contre cette lame de fond de l’histoire allemande emportant les vivants dans ses acides.
Autre atmosphère et autre trame narrative pour Extasis, malgré quelques rappels au premier univers, ne serait-ce qu’à travers les costumes pensés sur le même modèle : un jupon à volants pour les deux danseurs à la place d’un kilt et de bretelles façon Jean-Paul Gaultier et toujours des vestes d’hommes. Plus grave, esthétisante et sublime, cette chorégraphie hérite cette fois de l’expressionisme de Pina Bausch tandis que la musique est celle que Bernard Hermann a composée pour le film Psychose d’Alfred Hitchcock. Comme dans le premier cas, elle ouvre la scène vers un ailleurs contrasté, point de fuite du « sens hors du sens » qui, pour le dire comme Jean-Luc Nancy dans Allitérations, (texte écrit avec Mathilde Monnier), caractérise en partie la danse : sens évidemment entendu dans tous les sens, des émotions sensibles, du corps pensant et de la transe.
Au sujet de cette reprise, Mathilde Monnier confiait à Eve Beauvallet: «Chaque fois qu’une pièce est remontée, il y a généralement des polémiques pour savoir s’il faut ou non multiplier les reprises. Au fond, je pense que cela devrait être aussi naturel que de pouvoir visionner un bon film ou revoir une œuvre d’art au musée». Est-ce parce que le spectacle est dit vivant qu’il doit en effet mourir?