Communiqué de presse
Susanna Fritscher
Promenadologie et images fixes
Première rencontre. La question du graphiste/projet d’un livre avec Susanna Fritscher
Peu d’œuvres échappent autant à la reproduction que celles de Susanna Fritscher. Ces immenses «riens» ou «presque riens» résistent fantastiquement aux codes iconographiques encore en vigueur dans le monde de l’art et de son marché. Ils en révèlent les limites, voir l’absurdité, en tout cas la non compatibilité aux aspirations de l’art actuel.
Après un siècle de dépassement et de remise en cause presque systématique du tableau figuratif, les habitudes en matière de reproduction relèvent toujours l’idée de l’œuvre imagée dont la vue unique, frontale et décontextualisée suffit à la l’identification. Tout aussi étonnante reste la non-intégration dans la culture livresque de ce qu’a apporté le film, voire la question de la notation de la musique contemporaine. Si cette reproduction classique unique peut, dans certaines circonstances, se montrer juste, elle se révélera insuffisante pour toute restitution d’installation prenant en compte les notions de temps, de point de vue, voire de déplacement.
Dans le cas de Susanna Fritscher, il est évident que les données transmises par l’image unique, et plus généralement par l’image fixe, ne peuvent suffire à la reconstitution du ressenti unique de cet espace-temps-lumière mis en scène par ses installations. L’échappée à l’image, voir au visible, fonde son travail plastique. La perception de ses oeuvres se base sur le déplacement du corps et du regard. Une expérience que notre cerveau ne parvient véritablement à reconstituer à partir de l’image unique. Un échantillonnage plus complet d’informations est nécessaire. Les données ne peuvent relever de la reproduction frontale puisqu’il n’y a rien à reproduire.
Le livre ou le catalogue doit donc se construire un peu comme un film. Il s’agit de restituer les regards multiples et la succession de ressentis correspondant aux micros événements proposés. Des vues particulières qui correspondent à des moments-lieux de notre parcours dans l’espace, mais également à des effets de zoom de notre regard. Opposition entre la vue de cette matière faite pour laisser échapper le regard et la tension de l’espace occupé par ces imposants «presque riens». Le tout complexifié par la permanente transformation lumineuse qui se construit dans ce rapport géographique entre source lumineuse, objet exposé et regard en déplacement.
Les installations de Susanna Fritscher appellent à la pérégrination. Qui veut voir doit «se mettre en marche».
Deuxième rencontre. La construction du déplacement.
La promenade proposée par Susanna Fritscher en cette exposition se présente comme une sorte de long étirement, une sorte d’aller-retour avec une discrète mise en scène des retournements. Bien entendu le lieu est donné. Il s’agit de l’espace presque neutre de la galerie. L’ajout est minimum, il relève du ressenti plutôt que du visible. Pression, tension, suspension de transparence, enfermement d’air… le tout se trouve dans une sorte d’équilibre général. La moindre erreur jetterait l’ensemble hors de son naturel.
On parcours l’espace, revient sur ses pas, glisse devant de mêmes oeuvres et pourtant on perçoit au retour de tout autres volumes qu’à l’aller. Véritable prolongement de l’architecture, les surfaces suspendues deviennent tout à coup écrans. Le passage entre translucidité et transparence les fait basculer entre surface, objet et profondeur. Une légère brillance des murs peut différencier un espace de l’autre. Ce remarquable «peu» risque de ne pas être remarqué de tous. Il ne s’impose pas. Il est simplement là pour celui qui sait distinguer.
La visite de l’exposition nécessite l’état d’esprit décrit dans L’art de se promener par le philosophe allemand Karl Gottlob Schelle. «La promenade, écrit-il, met en branle les activités de l’esprit, pour jouir d’elle il est nécessaire de posséder une connaissance préliminaire…». La promenade mise en scène par Susanna nécessite l’attention permettant de distinguer le caractère exceptionnel de ce qui paraîtra à certains comme naturel voir inexistant. Elle ne révèle pas uniquement l’œuvre qui bascule temporairement du non visible au visible mais également le contenant architectural dont la lisibilité spatiale apparaît et disparaît alternativement.
Troisième rencontre. L’intégration à architecture.
La suppression totale du support et l’intervention directe à même l’architecture ne doivent être considérées comme une révolution ou même une progression mais comme un simple glissement possible, une extension logique. Il est cependant intéressant d’analyser ce que ce passage du presque rien au rien implique. Dans notre promenade linéaire de la galerie, la tension de la dernière salle «vide» appelle à l’observation, voire à l’attention. Elle permet de découvrir ce presque rien que Susanna nous décrit en faisant claquer l’ongle de son pouce contre l’une de ses incisives. Une légère tonalité lumineuse transforme la normalité en du remarquable. Non reproductible bien entendu, ce travail révèle également l’exceptionnalité du lieu d’exposition qui permet la vision de ce peu, invisible dans tout autre contexte.
Susanna Fritscher le sait, hors «white box», ce minimum nécessaire à la visibilité s’intensifie. Il sera peut être même nécessaire d’introduire la couleur comme c’est le cas pour la façade du centre scolaire de Genève. L’impression reste la même: celle d’une nécessaire implication du regardant. L’élément visuel ne s’impose pas comme image-icône plus ou moins bruyante, mais nécessite l’effort d’un temps de regard conscient, construit sur une succession de visions liée au déplacement devant et dans l’architecture.
Ruedi Baur
Juin 2005
critique
Susanna Fritscher