L’exposition «Prisonniers du soleil» suggère, de par son titre, une forme d’aveuglement, un éblouissement carcéral. Ce genre de séductions, de passions rayonnantes qui gomment progressivement les contours de la raison et auxquelles on succombe, alors même notre volonté d’y échapper. A quelles «sombres lumières» somme-nous ici confrontés ?
Pour le second volet de ses «éruditions concrètes», qui s’annonce aussi riche que radicalement différent de la première session, Guillaume Desanges s’attaque au processus de rationalisation inhérent à la période historique moderne, et, se basant essentiellement sur la pensée architecturale, en sape la toute-puissance.
Qu’elles soient contemporaines ou qu’elles datent du XIXe siècle, les œuvres présentées ravivent un goût pour l’ornementation et le pittoresque, la conservation du vivant, le kitsch, le romantisme noir, la tradition, ce qui les oppose de fait à cette idéologie de la forme née à la Renaissance et absorbée définitivement au XXe par les mouvements artistiques d’avant-garde — et dont le Style international en architecture, dans ses principes de dépouillement et de régularité, est une des applications concrètes.
Ce qui est dévoilé ainsi, pour reprendre les termes mêmes de Guillaume Desanges, est «la part sombre de l’idéal moderniste, son revers naturaliste, nostalgique et, d’une certaine manière, tragique et cruel».
Mais devant la diversité des chemins empruntés par le commissaire pour traiter du sujet, et la non moins éclectique sélection d’œuvres qui le nourrit, rien ne sert d’essayer d’y mettre de l’ordre. Le mieux est de se laisser imprégner par l’atmosphère de l’exposition, dont la structuration, purement intuitive, n’a pas d’autres ambitions que d’ouvrir des pistes, quitte à ce qu’elles débouchent sur des impasses…
L’«Antichambre», qui précède les vidéos de Corey McCorkle, tient de ces scénographies immersives, où l’espace de monstration se donne lui-même en spectacle, transformé ici en salon de lecture feutré, vaguement dix-neuviémiste et saturé d’objets en tout genre.
On s’y déplace comme dans un appartement, guidé par l’affect et le pressentiment d’une analogie formelle ou sémantique entre deux œuvres. Un artefact qui échappe à sa superficialité et ne fonctionne que dans la mesure où il soutient avec pertinence le choix de Guillaume Desanges de rendre compte (avant tout) d’une ambiance: sombre, mélancolique, diffuse, voire décadente avec le Pornokratès de Félicien Rops.
Et toujours, omniprésente, cette obsession pour le temps qui passe, dont les marqueurs, comme autant de «fossiles culturels», sont conservés dans le cabinet de curiosité de Céleste Olalquiaga, non loin de l’Ammonite de Louidgi Beltrame.
Avec Matière chose, Louidgi Beltrame juxtapose sur un même socle un morceau de charbon trouvé sur l’Île japonaise d’Hashima, abandonnée depuis le déclin de ses exploitations minières, et un serre-cable électrique en porcelaine qui évoque paradoxalement les objets magiques nippons. Un jeu entre tradition et modernité que l’artiste prolonge avec cette superposition sur plaque de cuivre des plans de Brasilia et Chandigarh, deux villes réalisées respectivement par Oscar Niemeyer et Le Corbusier, transformant ses emblèmes de l’architecture moderniste en objet précieux, à la signification mystérieuse, presque ésotérique.
Isabelle Cornaro, elle, désincarne l’ornement (ici, éventails et chaînes) pour en faire une série de tableau (dont la première version reprend étrangement la forme de la frise historique), tandis que Pablo Bronstein, dans son Monument for a Public Square, pousse le décoratif à l’extrême, dévoilant sa vanité et ses rapports avec le pouvoir.
En règle générale, les références à l’architecture sont nombreuses et toutes aussi ambiguës. De la tour en cristaux de calcite d’Hubert Duprat, au Paysage italien (ruiné) d’Hubert Robert en passant par la construction alphabétique et utopique d’Anna Barham, les œuvres anticipent le travail de Corey McCorkle sur le Désert de Retz — ce jardin de «folies architecturales» créé par un certain comte de Monville, à Chambourcy, à la fin du XVIIIe siècle.
Nous voilà donc dans le cœur du sujet, et de l’exposition, dans un espace aussi ouvert que l’«Antichambre» était confinée. La reconstitution d’une Porte belge, découverte à Gand par Corey McCorkle, sorte de monstre de joliesse ornementale, en marque le seuil.
C’est ensuite que vient la révélation, à la vision du film Zootrope (du nom de ce jouet optique ancêtre du cinéma). Le comte de Monville y ressuscite, déambulant comme un fantôme au milieu des ruines et des constructions improbables de son Désert, pyramides, maison chinoise ou Colonne détruite. Des travellings redessinent l’espace dans la lenteur. On pense aux rois déchus des pièces de Shakespeare, à leur errance et à la nôtre, sensation renforcée par l’atemporalité du lieu.
Pénétrée d’artifices, d’une présence absente, la nature silencieuse semble avoir repris le dessus sur le construit, médusante au point que le comte fusionne avec elle par cette immersion finale dans l’eau du lac. Comme dans le Solaris de Tarkovsky, elle est maternelle et matricielle, à l’image, encore, des ouvertures ovales de la tour, isolées dans leur rondeur par le zoom de la caméra.
Jamais très loin de la fiction mais toujours au plus près de la vérité d’un fantasme, le travail de McCorkle souligne avec poésie les rapports de l’homme à l’architecture, à la nature et à l’artifice, réactive la magie au cœur de l’œuvre et le sensible dans la connaissance. Incontestablement, une révélation…
Liste des Å“uvres
— Corey McCorkle au Désert de Retz, 2010. Film couleur.
— Louidgi Beltrame, Brasilia/Candigarh, Plan, 2008. Gravure sur plaque de cuivre. 60 x 60 cm
— Pablo Bronstein, Monument for a Public Square, 2005. Dessin. 65,5 x 59 cm
— Corey McCorkle, Dandelion, 2009. Bouteilles de verre
— Zoe Leonard, Wax Anatomical Model with Pretty Face, 1990. Photographie noir et blanc, tirage argentique
— Corey McCorkle, Zootrope, 2009-10. Film couleur.