L’accrochage d’avril de la galerie Jocelyn Wolff propose une seconde démonstration du duo Prinz Gholam. Ces deux artistes élaborent depuis plusieurs années un parcours photographique très original qui combine la citation de la tradition et sa mise en question, l’autoportrait et sa déconstruction, le cadrage et sa fragilité.
Le principe initial du travail de ce couple d’artistes consiste à se photographier dans des poses codifiées, référencées dans l’histoire de l’art, tout en déjouant la citation précise et explicite. De la grâce d’une pose en sous-bois à la complice douceur d’un arrêt sur image dans leur appartement, Prinz Gholam réveille chez le spectateur tout un champ de renvois hétérogènes et anachroniques qui vont de la sculpture grecque ou classique, à la scène de genre du XVIIe siècle hollandais, en passant par le lyrisme du romantisme ou de la peinture d’histoire.
Autour des deux hommes, la limpidité du paysage ou la sobriété du décor domestique éliminent les signes ostentatoires de reconnaissance. Cette légèreté du contexte oblige le regard à travailler à partir de la fragilité d’une saisie vive de l’instant, qui hésite toujours entre une interruption de la fluidité de l’image et l’immobilité intemporelle.
La référence explicite au champ sculptural souligne la grâce des deux corps, leur suspension, leur complicité dynamique et ergonomique. Même s’il est face à une photographie, l’observateur a les moyens de tourner en imagination autour de la composition, détaillant la tension nerveuse ici, la souplesse musculaire là , le charme d’une main en suspens ailleurs. Jusqu’aux tenues vestimentaires des deux modèles qui jouent de ce flottement sensible : explicitement contemporaines (jeans, sweaters, basquets) et pourtant absolument génériques et anonymes, elles n’insistent que sur la nécessité du confort et de l’aisance du geste.
Le travail sur le cadre procède de cette même logique qui induit une lecture tout en la déconstruisant dans le même mouvement. En n’optant pour aucune catégorie précise entre le portrait individuel ou groupé, le paysage, la scène d’intérieur, les propositions de Prinz Gholam envisagent la pose et son contexte comme une suite de variations expérimentales.
Là où la nature et la pose songeuse induisent une lecture bucolique et pacifiée, la tension de l’immobilité musculaire et les blousons de pluie défont la tentation romantique.
Si le portrait du duo dans leur appartement se tenant face à l’objectif n’est pas sans résonner sur les Époux Arnolfini, l’intimité d’un couple d’hommes adossés à leur planche à repasser ruine l’idée de soumission heureuse aux conventions morales et sociales en charge dans la référence initiale. Par ailleurs, certains cadrages savent encore jouer de gros plan ou de maladresses volontaires de la composition, afin de malmener le lyrisme contenu tant dans les poses que dans les jeux de regards.
Depuis leur dernière présentation, le travail des artistes a évolué vers l’exploration de la vidéo comme nouveau support. Le projet initial gagne à ce changement un charme supplémentaire et une précision déterminante. En effet, là où la fixité de l’appareil photographique insistait sur la dimension suspensive de l’œuvre sans véritablement interroger le jeu des points de vue, la caméra, abandonnée à la solitude du pied fixe, questionne la place du spectateur, le statut de l’auteur et celui des modèles.
L’immobilité du cadrage dans lequel les modèles évoluent impose une contrainte mécanique qui théâtralise la chorégraphie et vide l’image de toute signature subjective. Le frôlement des corps gagne en intensité ce que le cadre perd en singularité d’auteur. Le traitement du son construit la même étrangeté de point de vue, en immergeant la scène dans un gazouillis d’oiseaux qui la contextualise, alors même que les lentes variations chorégraphiques des artistes, glissant d’une posture dans l’autre, instaurent une temporalité abstraite. Si bien que, tendu entre charme évanescent et caricature légère, le spectateur hésite et en vient à s’interroger sur l’identité du photographe.
En effet, quel œil serait ainsi capable d’osciller entre concret et diffus, tendresse et brutalité, respect et satyre ? C’est alors qu’un sentiment étrange s’empare du spectateur : et si, précisément, la place de l’auteur de l’image, du cadreur, était une place vide ? Place vacante occupée tour à tour par les différentes tonalités qui zèbrent l’intimité du spectateur lui-même : tendresse amoureuse, acidité sociale, exaltation romantique, emportement héroïque, solitude à deux…
Cette capacité à creuser la place de l’auteur, à effacer la responsabilité du cadrage en élaborant une ambiguïté entre la posture du modèle, de l’artiste et du spectateur est précisément ce qui fait du travail de Prinz Gholam une œuvre strictement contemporaine. Au-delà de toutes les références à l’histoire des images, ou peut-être grâce à la légitimité qu’elles apportent, les photographies et vidéos de Prinz Gholam interrogent la structure spécifique des visibilités contemporaines : cadrages anonymes, sans style ni loi intime, elles déplacent l’énergie du spectateur qui se voit privé d’interlocuteur symbolique. C’est alors le spectateur lui-même qui est installé, à son insu, à la place laissée vacante par l’auteur, glissant dans cette béance toute la palette de ses propres projections secrètes.
Prinz Gholam
— Krähloh 2, 2005. C-print. 60 x 49 cm.
— ihr Zimmer, 2004. C-print. 60 x 49 cm.
— Entdeckung, 2005. C-print. 60 x 49 cm.
— Balkon, 2005. C-print. 49 x 60 cm.
— Hupen, 2005. Vidéo transférée sur DVD. 10’29.