Abäke, Boris Achour, Lara Almarcegui, Luc Andrié, John Armleder, Bettina Atala, Botto e Bruno, Alain Bublex, Daniel Buren, Janet Cardiff, Stéphane Dafflon, Philippe Decrauzat, Benoît Delbecq, Marcelline Delbecq, Alexandre Dimos, Maud Fässler, Laurent Faulon, Sylvie Fleury, Aurélien Froment, Fabrice Gygi, Alex Hanimann, Eric Hattan, Alain Huck, Bernard Lamarche, Vincent Lamouroux, Claude Lévêque, Renée Levi, Mark Lewis, Elisabeth Llach, Jean-Luc Moulène, Patrick Neu, Amy O’Neill, Michel Perot, Reanud Regnery, Delphine Reist, Lili Reynaud-Dewar, Samuel Richardit, Yvan Salomone, Denis Savary, Marion Tampon, Lajariette, Sada Tangara, Hannah villiger, Raphaël Zarka
Printemps de septembre. Là où je vais, je suis déjÃ
Festival. Dans le monde comme il va, difficile pour l’art d’être à la fête. L’art n’est pas le dimanche de la vie. La célébration n’est pas son seul destin. Je n’aime pas quand il fait bien dans le décor, quand on le prend pour un divan : il n’est pas là pour faire le beau, il n’est pas là pour faire joli (je ne sais plus qui a eu cette formule imparable). Je voudrais que ce « festival » du Printemps de septembre à Toulouse soit aussi l’occasion d’exprimer cette dureté des circonstances, cette inquiétude ambiante.
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« Là où je vais, je suis déjà » : un énoncé générique, pas un thème, plutôt un motif ouvert, un mot de passe, un embrayeur en forme d’énigme. Je me méfie des thèmes ; j’ai toujours préféré les versions. En 1982 ou 83, j’avais invité Markus Raetz à participer à une exposition de Polaroids d’artistes. Il m’avait répondu par une carte postale où était dessinée de sa main au pastel l’injonction: « Pas d’expositions thématiques ! » J’en ai d’abord conçu une tristesse un peu vexée, puis cette règle de vie m’a souvent paru salubre.
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Formules. J’ai toujours travaillé les expositions en jouant avec les titres, les mots: pas de communication à proprement parler, plutôt des petites unités syntaxiques, curieuses, flottantes et qui
ont pour moi la capacité de cristalliser, d’amplifier, de densifier ou d’agacer l’imagination. Des commentaires discrets, indirects ; façons de dire en contrebande.
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Titre. Il vient d’une traduction que j’avais faite avec Axel Huber d’un tout petit poème de Hubert Kiecol, le sculpteur allemand. Nous l’avions publié sous la forme d’une plaquette à la Villa Arson « à l’occasion de la fin de la décennie » quatre-vingt (achevé d’imprimer le 18.12.1990) : « … Les filles restent, / Les
bateaux partent. » Le poème suggérait ce sentiment diffus qu’on peut avoir, sur les quais des ports, au petit matin, de n’être nulle part dans l’espace et dans le temps ; et infiniment seul. Je m’étais inspiré, pour rendre le titre, d’un ancien slogan de la compagnie d’aviation belge : « Par Sabena, vous y seriez déjà . » L’art comme dépaysement ici et maintenant.
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L’immédiat. J’entends aussi sous ce titre l’idée d’une certaine inanité des voyages, « le vain travail de voir divers pays » comme disait Valery Larbaud. « Les livres sont les ascenseurs les plus rapides » notait, quant à lui, Francis Ponge. L’art comme moyen de transport instantané ou comme bulle. Ce n’est pas le déplacement du corps qui nous fait voyager mais l’imaginaire, le travail de la pensée. Les oeuvres opérantes nous transportent soudain au-delà de nous-mêmes et nous retiennent brièvement de vieillir. Même quand il l’affronte, l’art nous décolle la rétine du réel.
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L’envers. Cette année, la tonalité dominante tiendra plutôt aux rapports (politiques, esthétiques, critiques, etc.) au lieu et/ou au réel : où je suis. L’an prochain, j’aimerais inverser les termes: « Là où je suis n’existe pas. » Des pagures aux tortues, à ceux qui apportent avec eux leur monde possible.
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Accents. D’abord, élargir la géographie du festival (plus de vingt lieux). Ensuite, produire autant de pièces nouvelles et inédites que possible (plus de trente artistes). Enfin, se saisir fortement des différents espaces afin d’atténuer leur disparité. Donner donc l’impression d’une même exposition, disséminée à l’échelle de la ville, ou, mieux, d’une exposition d’expositions, d’un festival d’expositions.
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D’un Printemps l’autre. Une manifestation qui ne dure que trois semaines et puis s’interrompt jusqu’à l’année suivante : tant d’énergie pour si peu de temps. D’où l’idée de concevoir un petit lieu où elle se retirerait, se condenserait dans l’intervalle, un nid pour maintenir sa flamme (comme dans La Guerre du
Feu), un écran de veille. Et que ce lieu soit également une oeuvre.
Cet objet, mi-sculpture, mi-architecture, cette chambre temporaire pour surfer sur le temps intermédiaire, cette « capsule de temps » (mémoire et prospective), il allait de soi d’en confier la réalisation à Alain Bublex. « Si l’ennemi se concentre, il faut se disperser ; s’il se disperse, il faut se concentrer » enseignait le général Giap. Se disperser en ville dans le temps bref du festival, se concentrer dans le module aux Abattoirs, dans le temps dilaté de l’intermède.
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Oriflammes. Une manifestation ainsi disséminée court le risque de disparaître dans le paysage urbain. Intervenir dans l’espace ouvert, les rues, les places, suppose des moyens financiers dont ne dispose pas le Printemps. Et qui ne correspondraient pas à sa brièveté. Et nous aurions probablement des problèmes de réception. D’où le projet d’installer des bannières contemporaines aux abords des espaces d’accueil, sur les parcours qui les relient et parfois en d’autres lieux où elles ne signifieraient plus qu’elles-mêmes, leur simple événement plastique et les associations d’idées qu’elles susciteraient. Les damiers noir et blanc imaginés par Stéphane Dafflon pour ces bannières évoquent en effet aussitôt les drapeaux qui saluent les vainqueurs des courses automobiles. Mais ce sont aussi de parfaits tableaux abstraits
de l’époque où il n’y a plus d’abstraction pure, plus que des images d’abstraction. Ce quadrillage visuel sévère, géométrique, cinétique, catégorique offrirait un contraste radical au pittoresque toujours réinventé de la ville rose. Le signe d’une affirmation esthétique actuelle, d’une offensive ludique et austère à la fois. Comme un signal qui dirait : « Du présent, nous voudrions vous parler sans détours. » Le rêveur pourra aussi y retrouver les oriflammes des anciennes batailles, exotiques ou médiévales,
que le cinéma épique a ressuscitées. C’est l’idée d’un surgissement polysémique qui semblerait venu de loin dans le temps ou l’espace mais dont la langue serait plus actuelle que le présent de la ville-musée. Ce ne serait pas un mobilier urbain de plus, mais une foule de fantômes venus au jour.
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Transports aériens. Une ville qui s’enorgueillit à juste titre de sa position de pointe dans le domaine sensible de l’aéronautique moderne suscite naturellement bien des convoitises et des curiosités.
Rien d’étonnant à ce que des soucoupes volantes viennent s’y poser à l’occasion du Printemps. Sans doute une avant-garde téléguidée par Sylvie Fleury. Un projet d’avenir.
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Le musée en abîme. Les Abattoirs se prennent pour une église : longue nef, chapelles latérales, cavalcade d’arcades. Et puis, au lieu du choeur, un gouffre (de ceux dont regorge la région) au fond duquel les visiteurs se font fourmis. Et toujours ces briques obsédantes qui ne s’effacent pas devant les oeuvres ; beau bâtiment, musée contraint. Revenir à ce que Pascal Pique appelle l’esprit chiriquien du lieu. Employer les sept salles latérales, réouvertes sur la nef, à sept exercices d’acccrochage à partir de pièces des collections publiques toulousaines. Cela sur sept couleurs et sept murs peints de John M. Armleder, lui-même auteur des accrochages. Et faire réapparaître ces couleurs, une par une, dans tous les autres lieux d’accueil du festival. Autant de fragments d’un arc-en-ciel partout diffracté.
Une signalétique abstraite, silencieuse et volubile à la fois. Confier ensuite la nef et le gouffre (salle Picasso comprise) à l’enchaînement acrobatique de trois artistes : Fabrice Gygi, Vincent Lamouroux et Philippe Decrauzat. D’une « machine infernale » qui semble réhabiliter les anciens abattoirs à un enfer
optique abyssal en passant par un envahissant défilé de nuages hybrides… Ici le saisissement simultané de l’espace et du spectateur proposera l’expérience d’une beauté qui serait tramée des Souvenirs de la vie moderne.
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Du bon usage de la déception. L’ensemble risque de provoquer une certaine « déception ». Je continue de préférer les oeuvres désenchantantes, les usages multiples de l’humour, de l’ironie, de la cruauté aussi. Je ne crois pas que l’art doive être de tout repos. Le beau est une vieille histoire que chacun voudrait voir à sa porte mais dont l’art n’est plus comptable depuis longtemps. Les artistes invités ne vont pas tendre des images complaisantes du monde. Au nom de l’art (aux nombreux noms que l’art
prend désormais), ils proposeront des regards dont le moins qu’on puisse attendre est qu’ils nous soient inconfortables. Plusieurs générations, de très jeunes inconnus, quelques notoriétés: des artistes au travail aujourd’hui.
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Import-Export. Travailler avec les acteurs locaux et régionaux. Investir le centre d’art de Castres (Le Lait) en le transformant en « Hôtel des spectres familiers », et inviter à Lieu commun les artistes (et les commissaires) des Ateliers des Arques de cet été. Nouer de nouveaux liens entre professionnels de terrain, publics, associatifs, privés ; un réseau irrégulier, vaste et fragile.
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Voeu. J’espère qu’à la fin tout cela se tiendra ensemble, que le visiteur, dans cet erratique labyrinthe urbain, aura le sentiment d’être, ou de revenir, au « bon endroit » à chaque fois qu’il franchira une nouvelle porte, qu’il ne s’égarera pas dans cette diversité décousue des lieux et des formes ; et que, tout en ayant pris des chemins de traverse, je n’aurai pas entraîné les artistes dans un bois trop obscur…
Christian Bernard
(Fragments issus d’une conversation
avec Jean-Max Colard)
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