L’effet est saisissant. Dans la pénombre, une foule anonyme se presse. Les trajectoires se croisent et s’évitent. Avec, en guise de têtes, des lampes de chevet au long col, tournées vers le sol, les silhouettes efflanquées ont le pas ample et le buste incliné par la hâte. Ces clones stylisés de M. Hulot, qui auraient troqué leurs gabardines claires contre de sombres manteaux d’hiver, évoquent la multitude grise des métropoles. Mais l’anonymat en est troublé par des prises de paroles inopinées, déclenchées par le passage du visiteur : «Je suis faible», «Je suis lucide», «Je suis travailleur», «Je suis jalouse», etc. Déclamations minimales qui éclatent comme des bulles, sans laisser de trace, tant sont vaines ces lapidaires revendications de reconnaissance individuelle.
Trop réductrices, elles sont aussi trop communes. Chacun pourrait les reprendre à son compte. Cette foule, c’est nous, comme le disait déjà Boltanski, en 1990, des Suisses morts.
Ceux-là sont de retour, dans la crypte voûtée de la galerie. Sur un écran, les visages hybrides, obtenus par la découpe, et le mélange aléatoire, de trois bandes horizontales — front, yeux, bouche — des photos granuleuses de l’œuvre originelle, défilent à grande vitesse. Un bouton-pressoir permet d’arrêter l’image. L’Être (à ) nouveau, qui se fige, a une apparence monstrueuse. Mieux vaut le défilement, à l’instar de ces visages anonymes indéfiniment croisés, insaisissables et mêlés, de nos vies.
Et l’on repart, en traversant une seconde fois, une pièce inquiétante et noire, éclairée par une unique ampoule nue qui pend en son centre, et dont l’intensité varie suivant un battement cardiaque amplifié et grondant : spectre de vie, qui ne tient qu’à un filament, dont l’incandescence est vouée à l’extinction.
Entre intimité la plus enfouie, et universalité la mieux partagée, unicité et multitude, singularité et lieu commun, obscurité et lumière, l’exposition magistrale qui inaugure, et la saison, et l’arrivée de Boltanski chez Marian Goodman Paris, est d’une terrifiante efficacité. Les matériaux, dont use l’artiste depuis des années, sont ici débarrassés du moindre superflu. L’œuvre dégraissée, saturée et limpide, ouvre des champs insondables de doute, et de trouble, existentiels et identitaires.
Christian Boltanski
— Prendre la parole, 2005. Installation. Divers matériaux, son. Dimensions variables.
— Le Cœur, 2005. Installation. Ampoule, son.
— Être à nouveau, 2005. Installation vidéo. Dimensions variables.