«Pragmatisme» et «romantisme», deux termes antagonistes qui renvoient chacun à des «attitudes» philosophiques et esthétiques propres. Si la première «privilégie l’expérience et l’action, les conditions concrètes de production des œuvres», on reconnaît la seconde à ses symptômes : quête d’absolu, présence de l’invisible dans le visible, de l’infini dans le fini, de l’inconnu dans le connu… Les associant l’une à l’autre, Anne Bonnin donne un cadre théorique — et non dénué d’ironie — à des pratiques artistiques qui s’ancrent dans le réel (la matière, le concret, le processus) mais le réinventant sans cesse, le transformant et le redécouvrant, comme la promesse d’un possible.
Remarquable par sa cohérence sémantique, par le potentiel de séduction des œuvres qui offrent un très beau traitement de la matière — mélange d’ascèse formelle et de préciosité primitive — l’exposition nourrit encore la vieille dialectique nature/culture.
Certains artistes en perturbent la dichotomie simpliste: les ronces synthétiques de Franziska Furter, calligraphie en trois dimensions, font figure de barbelés menaçants ; les pierres taillées d’Alicja Kwade — simples cailloux trouvés dans la rue — dissimulent sous des facettes irisées leur origine urbaine et vulgaire; la sculpture de Dewar et Gicquel s’intègre à son environnement forestier au point d’en gagner en substance, en signification.
D’autres révèlent les forces antagonistes qui opposent justement naturel et artificiel, comme la terre de Katinka Bock, contrainte dans son expansion par la table qui en délimite le cadre ou le Poteau EDF de Stéphane Vigny stigmatisant, tel un arbre déraciné, la chute des utopies industrielles et progressistes.
Tous interrogent, par ce biais, les territoires de l’homme : paysagés certes, mais aussi cosmiques (Evariste Richer et son big bang miniature), urbains, politiques et sociaux (Guillaume Leblon, Manfred Pernice, Isabelle Cornaro).
Cette référence à la nature, sujet de l’œuvre ou vivier matériel, inscrit les artistes dans l’héritage de l’Arte Povera, mouvement auquel ils s’apparentaient déjà par leur attachement au processus de fabrication, souvent visible dans le corps même de l’œuvre, et à la notion de durée.
La série Surplombs de Dove Allouche se décline ainsi dans le temps, dévoilant à peine les infimes variations de la chute d’eau de Salto Angel, photographiée à 1/3 de secondes d’intervalle. Reproduits à la mine de plomb, les clichés perdent leur profondeur vertigineuse, leur verticalité. L’eau écumante devient ciel, atmosphère, faisant écho à l’œuvre d’Evariste Richer, nuage de cristal ramené sur le même plan que la terre, condensant en un même objet nature et culture, création et destruction, passé et futur, infiniment grand (univers) et infiniment petit (l’atome, le sel), pragmatisme et romantisme.
A l’image de cette dernière œuvre — que l’on pourrait qualifier à juste titre de sublime — l’exposition d’Anne Bonnin fusionne deux postures artistiques : un faire avec (le réel) et un faire contre (le désenchantement du réel) et offre une alternative pertinente à la critique d’une post-modernité trop systématiquement privée de sens, trop souvent synonyme de renoncement.
— Stéphane Vigny, 11D 6.5, 2008. Béton armé, terre, Poteau EDF réduit à l’échelle 1/3 avec son plot de scellement. 20 x 15 x 366 cm.
— Guillaume Leblon, La Palissade, 200 [?]. Bois. 511 x 27 x 100 cm.
— Giuseppe Gabellone, Sans titre, 2005. Poudre d’aluminium, tabac, colle. 213 x 228 cm
— Dove Allouche, Surplombs I_4, 2008. Mine de plomb et encre sur papier. Encadré : 110 x 75 cm.
— Alicja Kwade, Bordsteinjuwelen (Sidewalk Jewels), 2008. 22 pierres taillées et polies. Dimensions variables.