ART | CRITIQUE

Pour un art pauvre, inventaire du monde et de l’atelier

PBen Kinmont
@09 Jan 2012

L’exposition «Pour un art pauvre (Inventaire du monde et de l'atelier)» présentée au Carré d’art de Nîmes constitue un panorama de la sculpture contemporaine. Une sculpture à l’épreuve de la crise, une exposition en grandes formes faisant de cet «art pauvre» un art socialement riche et engagé.

Un automne à sec? Pour un art pauvre (Inventaire du monde et de l’atelier), défie la société contemporaine fondée sur la surconsommation d’objets. A contre-courant d’une ère peu propice aux utopies collectives, le Carré d’art réunit des artistes internationaux dont la démarche repose sur une économie de moyens et de gestes. «J’aime les choses simples transformées par des gestes artistiques simples», profanait Richard Long, artiste du Land Art.

A une époque malmenée par la rigueur persistante, le choix judicieux de Françoise Cohen, commissaire de l’exposition, s’inscrit dans l’air du temps en mobilisant une nouvelle génération de sculpteurs, nourrie au miel de l’Arte Povera et de la tradition sculpturale des années 60 et 70 qui prit une nouvelle tournure dans le sillage de l’Art minimal et du Land art. Les artistes de l’exposition se situent dans le champ de plus en plus large de la sculpture contemporaine. Pour un art pauvre (inventaire du monde et de l’atelier), une exposition en grandes formes.

Katinka Bock donne le ton. Ses lignes d’acier redessinent l’espace de la première salle. Avec Kalender, Alex, Zeiger et Sommer, l’artiste allemande réalise une installation instable. Au moyen de pièces élémentaires, formes très sommaires, elle compose un arrangement linéaire, géométrique et orthonormé en corrélation avec l’architecture du Carré d’art.
Kalender (Calendrier) représente une rangée de 94 cubes de douze centimètres chacun, mis bout à bout et formant un angle droit avec le mur. On songe aux expérimentations de Carl Andre, qui consistaient à aligner en série et à même le sol des briques (Lever, 1966) afin de favoriser un déploiement horizontal de la sculpture.

A partir d’une disposition extrêmement simple d’éléments et d’une mise en valeur des matériaux, les installations de Katinka Bock relèvent plus du processus de création que de la recherche d’un résultat fini.
Sur le plan symbolique, Sommer (l’été) (une poutre en pin brut empreinte d’une trace d’eau et adossée au mur du musée), Kalender (des cubes de céramique en terre vernissée), ou encore Miles and Moment, constituent des dispositifs conçus en vue d’intensifier la perception du temps. En effet, au cours de l’exposition, les cubes mal dégrossis de Kalender sont déplacés, les premiers se retrouvant à la fin et ainsi de suite, constituant une ligne éphémère qui se meut dans l’espace.

La salle de Karla Black en vis-à-vis donne la couleur. Elle est entièrement dédiée aux expérimentations de Karla Black avec une œuvre à grande échelle, près de 45 mètres carrés, Division Isn’t: une suspension composée de papiers assemblés après avoir été poudrés de pigments de maquillage.
En résonnance avec cette œuvre suspendue, Persuader Face et Division Is déroulent au sol un tapis de fine poussière de plâtre. De cette pièce vaporeuse, on distingue des tableaux faits de craie et d’anticerne. «La poussière ou le plâtre, c’est la matière dont nous sommes constitués. C’est ce qui constitue l’univers tout entier», note Karla Black.
Quant à Division Is, c’est un volume informe et précaire qui, lui aussi, décline la notion de dissolution à la suite d’Eva Hesse dont les travaux abordaient, dans les années 60, les phénomènes de désagrégation des matériaux et le motif de la vanité en sculpture. Avec la fragilité comme horizon, les œuvres dépouillées de Karla Black abordent de façon plus poétique que politique les désillusions des sociétés contemporaines.

D’autres artistes, dont Guillaume Leblon, se réfèrent à la tradition de la sculpture américaine conceptuelle et matérialiste des années 60-70. Dans ses deux stèles massives en fonte, Sand Rise West 1 et 2, sortes de ruines modernes presque monochromes, à la surface sableuse faite de débris et de coquillages, Guillaume Leblon utilise à nouveau le sable, poursuit ses investigations sur la dimension paysagère, et affirme une approche subjective de la matière: «Mon dernier travail était un baiser fusionnel. La coulée du métal sur le sable d’une plage non nettoyée est clairement érotique, une fusion entre deux matériaux dont la rencontre est improbable. C’est un baiser, deux matières qui s’embrassent».
Guillaume Leblon dit se «contenter de déconstruire, d’additionner ou de soustraire», comme en écho à Richard Serra rapportant la sculpture aux action de «Rouler, rabattre, plier…».

Quant à Abraham Cruzvillegas, qui a ouvert le parcours de l’exposition avec une œuvre au titre alambiqué — Autoportrait détumescent et post-keynesien, nostalgique du sexe matinal en prenant un café serré avec du sucre (et un petit chocolat) —, on le retrouve à la fin avec une œuvre intitulée Nouvel autoportrait en déséquilibre ponctué mal mesuré (avec denim).
L’une et l’autre composées de débris mis bout à bout, et mettant l’accent sur l’utilisation de matériaux pauvres: des cagette en plastique, remplies de bouteilles de bières vides dans lesquelles sont plantées de grandes tiges en bois assemblées au moyen de sparadrap.

La dernière installation d’Abraham Cruzvillegas dialogue avec les «collages spatiaux» de l’artiste américain Gedi Sibony: des installations très minimalistes telles que Until the Break of Days, un tapis monochrome accroché au mur…

Dans le palais de verre du Carré d’art transformé en atelier d’artistes, l’exposition met l’accent sur les qualités formelles et expressives des matériaux les plus bruts et les plus informes, et tisse des liens avec le réel social. Faisant de cet «art pauvre» un art riche et engagé.

Å’uvres
— Abraham Cruzvillegas, Autoportrait détumescent et post-keynesien, nostalgique du sexe matinal en prenant un café serré avec du sucre (et un petit chocolat), 2011.
— Abraham Cruzvillegas, Nouvel autoportrait en déséquilibre ponctué mal mesuré (avec denim), 2011.
— Katinka Bock, Zeiger, 2011. Acier.
— Katinka Bock, Kalender, 2011. 94 cubes en terre vernissée bleue. 12 x 12 x 12 cm, chacun.
— Katinka Bock, Sommer, 2011. Poutre en pin d’Orégon.
— Katinka Bock, Alex, 2011. Acier.
— Karla Black, Persuader Face, 2011.
— Karla Black, Division Is, 2010. Papier, peinture, polystyrène, fond de teint. 145 x 260 x 70 cm.
— Karla Black, Division Isn’t, 2010.
— Thea Djordjadze, Sans titre, 2009-2011.
— Gabriel Kuri, This, Please, 2010.
— Gabriel Kuri, Self-Portrait as Chart, 2011.
— Guillaume Leblon, Sans titre (petits et grands creusets), 2011.
— Guillaume Leblon, Sand Rise West 1 et Sand Rise West 2, 2011.
— Gyan Panchal, Dhoighos, 2011.
— Gyan Panchal, Dhrso, 2011.
— Gyan Panchal, Bhrstis, 2011.
— Gedi Sibony, Until the Break of Days, 2010. Tapis.

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