L’exposition du Musée d’art contemporain de Lyon fait la part belle à la chorégraphe américaine. Trois salles consacrées à Trisha Brown sous le titre «Pour que le public ne sache pas que je pourrais avoir cessé de danser» conduisent à une dernière pièce où est présenté le travail d’un artiste singulier, Bruce Nauman d’après les Å“uvres de la collection du musée.
Bruce Nauman n’est pas danseur mais influencé notamment par le travail de Merce Cunningham, il réalise des performances, filmées en temps réel, qui engagent son corps. Trisha Brown n’est pas seulement chorégraphe, elle expérimente différentes voies plastiques, comme le dessin. Tous deux utilisent comme principal matériau leur corps, en vue d’expériences spécifiques. Quelles valeurs artistiques partagent-ils? Pourquoi proposer cette mise en regard et cette confrontation latente?
L’époque postmoderne les rassemble. Dans les années 60/70, aux États-Unis, période où leurs Å“uvres émergent, de nombreux artistes créent sur la place publique, dans la société, dans un souci de la performance et de l’échange avec le public, en réaction à un expressionisme abstrait, devenu stérile et égotique.
Au sein de l’exposition, affleurent donc la question de l’Å“uvre d’art qui s’envisage désormais entre expérience et expérimentation, affichant un processus en cours, et une volonté de modifier et de troubler les perceptions du spectateur, par un travail avec le corps.
Dès 1970, Trisha Brown rejette l’espace traditionnel du studio pour performer dans des parcs, sur les toits des buildings, comme le montre d’emblée la première vidéo Root and Fire Piece (1973), projetée au mur.
Depuis les hauteurs de Soho, des danseurs vêtus de rouge effectuent des gestes simples, des mouvements répétés. Cette performance issue de la série «Early Works», déclinée sur quatre moniteurs placés aux quatre coins de la dans la seconde salle, permet de comprendre l’enjeu chorégraphique de Trisha Brown, désireuse de «faire de la danse n’importe où et sans balise scénique».
L’acte chorégraphique s’oriente donc vers des gestes du quotidien, improvisés et répétitifs; le mouvement du corps recherche l’essence et la sécheresse de son propre langage.
Toujours dans la première pièce, une seconde vidéo projetée, If You Couldn’t See Me, montre la chorégraphe avec une perruque, sur scène, dos au public, expérimentant différents mouvements. La danse n’est plus un visage mais une source à chercher dans le corps lui-même.
Bruce Nauman bouleverse lui aussi les perceptions du spectateur, dans l’espace de son propre atelier. Comme Trisha Brown, il est performer mais généralement dans son espace privé, où il place une caméra et se filme, souvent en plan rapproché et en noir et blanc. Au fond de la salle qui lui est consacrée au MAC, différents moniteurs proposent d’étranges performances.
Dans Bouncing In The Corner 1, réalisé à New York en 1968, Bruce Nauman se laisse rebondir dans un angle de son atelier: il touche le mur de ses épaules puis se redresse. Mais ce geste est donné à voir selon un décalage d’un quart de tour. Idem dans Boucing In The Corner 2, excepté que la caméra se rapproche du corps de l’artiste et filme depuis sa tête vers le bas.
La frontalité du dispositif et les effets de rapprochement ne sont pas sans évoquer un monde contemporain sous haute surveillance où les gestes quotidiens sont contrôlés en permanence, d’autant plus que les films de Bruce Nauman sont exécutés en temps réel, souvent par tranche de soixante minutes.
Proche du théâtre de Beckett, par le biais de la répétition, Bruce Nauman sature les gestes, les voix et les sons jusqu’à un épuisement du sens. Au seuil de son exposition, un dispositif composé de deux moniteurs placés à hauteur de visage interpelle frontalement les spectateurs.
A gauche, un homme d’origine afro-américaine répète une litanie que reprend une femme blanche, sur le moniteur de droite: «Je paie, tu paies, j’aime, tu aimes, je chie, tu chies…» font partie de la centaine d’expressions qui se déclinent à travers cette Å“uvre de 1985 intitulée Good Boy, Bad Boy, où le langage automatique, entre vociférations et onomatopées, devient un espace de tensions.
A ces voix, s’ajoute aussi la répétition d’un même son de violon, obtenu à partir de quatre notes, dans le film projeté, Violon Tune Dead (1969), où l’artiste joue de manière frénétique pour accentuer la monotonie.
Le regroupement au sein d’une même salle de ces seize Å“uvres de Bruce Nauman, acquises par le MAC de Lyon entre 1988 et 2008, accentue le sentiment de claustrophobie et d’agressivité de tous ces gestes artistiques. A l’ère du vide théorisée par Lipovetsky, Bruce Nauman insiste sur la tragédie des rapports humains par une démarche existentialiste.
Sons, temporalités, répétitions se concentrent également dans l’Å“uvre de Trisha Brown, selon une logique d’accumulation, notion clé. Tout au long de son parcours, la chorégraphe additionne les pratiques — dessin, installations, performances — et les collaborations avec des artistes du pop art, tel Rauschenberg, ou des musiciens comme Laurie Anderson.
Dans la troisième salle, ses dessins à l’encre sur papier, classés par ordre chronologique à partir de 1973, traduisent ce procédé d’accumulation: une somme de mouvements vers une danse idéographique.
Le corps est représenté sous la forme de boîtes, à l’intérieur desquelles un trait dessine un membre, comme des idéogrammes du geste. Ces dessins ne sont pas destinés aux danseurs, ils révèlent la quête de Trisha Brown, expérimentant les voies de l’écriture du langage du corps, jusqu’à proposer des performances où elle danse sur le papier avec des fusains placés entre ses mains et ses pieds (vidéo It’s a Draw, 2002).
Le dispositif Planes, présentée dans la seconde salle, qui inaugure en 1968 les danses d’équipement, se compose d’images urbaines de Jud Yalkut, d’une bande musicale de Simone Forti et d’un mur vertical percé de trous où des danseurs évoluent en live, tout en lenteur, pendant la période de la Biennale de la Danse de Lyon.
Une nouvelle géographie physique est ainsi proposée par ce travail de superpositions où les corps sont éprouvés. Dans cette même salle, une possible cosmogonie invisible est proposée au spectateur par l’Å“uvre sonore Skymap: étendu sur des coussins noirs, guidé par la voix de Trisha Brown qui lit un texte, on trace nos propres pas sur le plafond du musée…
Eprouver le corps, le langage, les perceptions dans des directions différentes pour Bruce Nauman et Trisha Brown, mais sans abadonner la tension entre expérience et expérimentation. Une Å“uvre n’est jamais définitive ou circonscrite dans des codes — allégorie que développe Bruce Nauman en construisant une clôture en extérieur dans la vidéo Setting in a Good Corner (1999); elle s’inscrit dans des cycles de vie.
Quand Bruce Nauman se filme en train de se maquiller dans la vidéo Art Make up (1967-1968), projetée sur les quatre faces d’un espace construit au centre de la salle d’exposition comme une sorte de coulisses, il questionne la dissimulation inscrite au cÅ“ur du processus artistique.
Bruce Nauman frictionne son corps et son visage en superposant successivement du blanc, du rose, du vert et du noir. Il devient simplement l’interface entre la subjectivité du spectateur et le monde, au surgissement d’une intensité. L’Å“uvre d’art comme le visage contient son énigme à l’infini.
Publications
— Peter Eleey, Philip Bither, So that audience does not whether i have stopped dancing, Walker Art center, 2008.
— Boisseau Rosita, Panorama de la danse contemporaine, 90 chorégraphes, Editions Textuel, 2006.
— Catalogue de la collection Mac de Lyon, Editions Five Continents, 2009.