Pierre Gonnord
Portraits et paysages du XXe siècle
« Murillo, Caravage, Vélasquez sont d’emblée évoqués mais ce sont bel et bien des témoins d’aujourd’hui, de Madrid ou d’ailleurs, qui nous regardent. » Christian Lacroix
Pierre Gonnord aime les marginaux. Ses modèles sont souvent des Gitans, des voyous, ou des immigrés de l’Europe de l’Est qui survivent de petits boulots dans les capitales occidentales. Ils nous imposent leur présence – tranquille, sans agressivité ni colère – et semblent évoluer dans un temps suspendu. Echappant aux contingences.
Comme dans la peinture religieuse du XVIIe siècle. Avec ses fonds noirs, ses clairs obscurs, son traitement des couleurs, qu’on croirait couvertes d’un glacis, Gonnord en fait des personnages bibliques – Christ, larrons, aveugles, martyrs et saints – échappés d’une toile de Zurbarán ou du Caravage. D’autres images évoquent des portraits de Soutine ou ceux des daguerréotypes du XIXe siècle. En puisant dans l’histoire de l’art, Gonnord ennoblit ses personnages, leur donne une aura.
Trop simpliste à ses yeux, la remarque lui déplaît. Il admire la peinture, fréquente régulièrement les musées, mais, insiste-t-il, sa démarche est purement photographique. « J’ai soif de rencontres avec des gens à part ou les oubliés de notre société. J’en ai besoin. Ils m’aident à avoir un comportement juste, sans faux-fuyants ni hypocrisie. Avec eux, inutile de tricher. On doit se présenter tel qu’on est, sans fausse compassion, ou c’est le rejet. Surtout les Gitans. Ils ont l’art de vous gratter la peau pour voir ce qu’il y a dessous. Si la photographie ne me permettait pas cela, je ferais autre chose. »
Il y a vingt ans, lors de vacances en Espagne, Pierre Gonnord décide sur un coup de tête de s’installer à Madrid : « Pour moi, il n’y avait pas de retour possible. J’étais aspiré par la vitalité de ce pays. L’Espagne a une telle confiance en son avenir, alors que la France n’a confiance que dans son passé. » Il y crée une PME de gestion et de marketing, puis une agence de com. En 1996, le ciel lui tombe sur la tête : un de ses frères meurt. Il largue son boulot et s’englue dans la déprime une longue année. Pour l’extraire « de sa toile d’araignée », un ami, cadre de la Sacem espagnole, lui propose de photographier la soprano Teresa Berganza, à Cuenca, en Castille. « Je n’y connaissais rien. J’ai improvisé. Cette femme avait un charisme incroyable. Elle me racontait son plaisir de chanter, ce qu’elle ressentait en interprétant les oeuvres de Rossini. J’ai vécu deux journées merveilleuses. »
Ses images plaisent. On lui confie d’autres portraits de musiciens. Gonnord réalise que l’appareil photo est un sésame qui ouvre les portes. L’outil idéal pour le sortir d’une solitude stérile. Il est talentueux et chanceux.
Dès 1998, ses premiers portraits conquièrent la galeriste Juana de Aizpuru. Elle le prend sous sa coupe, aux côtés des stars de la photographie espagnole, Cristina Garcia Rodero et Alberto GarcÃa-Alix, qui deviennent ses amis et l’encouragent à foncer droit devant.
Car du courage, il en faut. Et un sacré culot. Sa démarche s’apparente à celle d’un vendeur au porte-à -porte. L’artiste cherche ses modèles au hasard de ses déambulations. Lorsqu’il croise « quelqu’un qui tranche sur le troupeau des urbains » – un Gonnord, serait-on tenté de dire… -, il l’aborde. Ce n’est pas sans risque. Cet après-midi, à Perpignan, il s’est fait sèchement rembarrer par un Maghrébin qui avait précisément ce petit quelque chose d’autre. On ne s’habitue jamais à ces refus qui griffent l’amour-propre.
Mais c’est en se mettant en danger qu’il a fait la connaissance, au Japon, de Yum, une moine bouddhiste ; à Madrid, d’Antonio, un ancien boxeur « tout droit sorti d’un roman de Tchekhov ». Ou encore d’Ali, un dealer parisien de la Goutte-d’or derrière lequel il a dû « cavaler », celui-ci l’ayant pris, avec sa veste de cuir et son crâne chauve, pour un flic.
Une fois le contact établi, Pierre Gonnord doit les convaincre, à l’aide d’un portfolio, de venir poser dans son studio de Madrid. Ou, lorsqu’il est en déplacement, dans son hôtel ou chez eux – ce qu’il préfère. « On fait la pénombre. Les intérieurs se transforment en lieu de tournage. Il se crée une intimité. » Ses images ne sont jamais retouchées. Et si elles évoquent de la peinture, c’est presque à son corps défendant.
Son protocole photographique est on ne peut plus simple : l’artiste gomme le décor en tendant un drap de couleur (noir ou gris-vert) derrière son modèle et éclaire avec délicatesse la face de son sujet ou le pli d’une robe avec les moyens du bord. Parfois en laissant filtrer un faible rayon de lumière par l’embrasure d’une fenêtre. La séance avec son Hasselblad posé sur un trépied ne dure jamais longtemps. Les bonnes photos, dit Pierre Gonnord, surgissent « juste avant l’apprivoisement mutuel », lorsqu’il reste encore une distance entre lui et son sujet. La rencontre perdure parfois en amitié. Ou s’achève sur un adieu. Luc Desbenoit
Le visage, placé de façon absolue et déterminante entre présence et absence, entre ressemblance et écart, nous pousse toujours à une méditation complexe sur l’être, sur le « soi-même » et sur « l’autre ». C’est précisément là , sur ces limites critiques et sur ce défi de découvrir la ressemblance décharnée, que se situent les portraits de Pierre Gonnord, des oeuvres qui connaissent bien cette généalogie du genre et qui relèvent le défi d’aborder la signification profonde qu’un visage peut contenir en tant qu’expression de l’individu.
Les personnages enregistrés par Gonnord dans ses photos ont toujours eu entre eux une sorte de relation ou l’affinité : la jeunesse, les modes de vie ou les tendances, leurs occupations et, maintenant, une certaine façon de vivre, en marge de l’ordre établi. Mais dans son cas, et à la différence du processus habituel, il ne procède pas à la construction de l’image d’un groupe, il ne cherche pas à affirmer une somme d’individualités comme identité collective. Il extrait l’individu du communautaire ou du collectif, il livre à chaque sujet la représentation de soi.
S’il y a un élément essentiel dans le travail de Pierre Gonnord, c’est le regard. Non pas le regard articulé à travers les yeux, mais configuré dans la totalité du visage. C’est ce visage, converti en regard, qui surgit de manière autonome du fond neutre pour nous affecter et nous raconter son histoire. C’est lui qui aspire à obtenir l’émancipation du corps capable de mettre en lumière ce qu’il y a sous la peau. (Alberto Martin, Témoins livre de l’exposition au Centro de FotografÃa/ Universidad de Salamanca, Espagne, février-avril 2008).
« Je recherche mes contemporains dans l’anonymat des grandes villes parce que leurs visages racontent, sous la peau, des histoires singulières et insolites sur notre époque, mais aussi des idées intemporelles propres à la condition humaine. Ces hommes et ces femmes de tous âges, aux regards quelques fois hostiles, presque toujours fragiles et bien souvent blessés derrière l’opacité du masque, répondent à des réalités sociales bien particulières, des terrains psychologiques concrets mais aussi à une autre conception de la beauté et de la dignité.
Je cherche également à approcher l’individu inclassable et intemporel, des faits et des histoires qui se répètent depuis bien longtemps déjà . J’aimerai inviter à franchir une frontière. L’histoire des dernières décennies, l’immigration, les migrations, l’exode rural, la révolution des moeurs, les conflits politiques, ethniques et religieux, les crises économiques, l’ère de la communication, la globalisation… tout a profondément contribué à modifier l’édifice social de nos sociétés occidentales.
J’essaie de retenir le temps pour écrire sur l’émulsion photographique un petit journal, en écoutant respirer l’autre et imprimer une trace de l’éphémère. Je sais que c’est mon acte rebelle contre l’oubli, les injustices, la mort et ma façon de questionner notre tragédie. » Pierre Gonnord