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Portrait de l’artiste en travailleur

Alors que se généralise une industrie mondiale de la culture, à quel modèle économique répond le statut de l’artiste ? Comment légitimer l’opposition politique art-capitalisme à l’aune d’un assujettissement nécessaire au marché de l’art ? Trois chapitres pour définir l’emploi artistique : des théories historiques (Marx, Aderno) aux caractéristiques actuelles (inégalités, forte concurrence, flexibilité).

— Éditeur : Le Seuil, Paris
— Collection : La république des idées
— Année : 2002
— Format : 20,50 x 14 cm
— Illustrations : aucune
— Pages : 96
— Langue : français
— ISBN : 2-02-057892-1
— Prix :10,50 €

Introduction
par Pierre-Michel Menger (extrait, p. 8-9)

Cet essai s’intéresse principalement aux arts. Son hypothèse de départ est que, non seulement les activités de création artistique ne sont pas ou plus l’envers du travail, mais qu’elles sont au contraire de plus en plus revendiquées comme l’expression la plus avancée des nouveaux modes de production et des nouvelles relations d’emploi engendrés par les mutations récentes du capitalisme. Loin des représentations romantiques, contestataires ou subversives de l’artiste, il faudrait désormais regarder le créateur comme une figure exemplaire du nouveau travailleur, figure à travers laquelle se lisent des transformations aussi décisives que la fragmentation du continent salarial, la poussée des professionnels autonomes, l’amplitude et les ressorts des inégalités contemporaines, la mesure et l’évaluation des compétences ou encore l’individualisation des relations d’emploi.

Le développement et l’organisation des activités de création artistique illustrent aujourd’hui l’idéal d’une division sophistiquée du travail qui satisfasse simultanément aux exigences de segmentation des tâches et des compétences, selon le principe de la différenciation croissante des savoirs, et de leur inscription dynamique dans le jeu des interdépendances fonctionnelles et des relations d’équipe. C’est dans les paradoxes du travail artistique que se révèlent quelques-unes des mutations les plus significatives du travail et des systèmes d’emploi modernes: fort degré d’engagement dans l’activité, autonomie élevée dans le travail, flexibilité acceptée voire revendiquée, arbitrages risqués entre gains matériels et gratifications souvent non monétaires, exploitation stratégique des manifestations inégalitaires du talent…

Bref, le temps n’est plus aux représentations héritées du XIXe siècle, qui opposaient l’idéalisme sacrificiel de l’artiste et le matérialisme calculateur du travail, ou encore la figure du créateur, original, provocateur et insoumis, et celle du bourgeois soucieux de la stabilité des normes et des arrangements sociaux. Dans les représentations actuelles, l’artiste voisine avec une incarnation possible du travailleur du futur, avec la figure du professionnel inventif, mobile, indocile aux hiérarchies, intrinsèquement motivé, pris dans une économie de l’incertain, et plus exposé aux risques de concurrence interindividuelle et aux nouvelles insécurités des trajectoires professionnelles. Comme si, au plus près et au plus loin de la révolution permanente des rapports de production prophétisée par Marx, l’art était devenu un principe de fermentation du capitalisme. Comme si l’artiste lui-même exprimait à présent, avec toutes ses ambivalences, un idéal possible du travail qualifié à forte valeur ajoutée.

La première partie de cet essai passe en revue, pour les évaluer, les différentes positions théoriques à partir desquelles peut être dressé ce portrait de l’artiste en travailleur. La deuxième partie traite des inégalités qui caractérisent le monde de la création artistique, pour en analyser les ressorts et en discuter les critères de légitimité. La troisième et dernière partie porte sur les systèmes d’emploi qui régissent aujourd’hui l’activité artistique, et à l’aune desquels peuvent être analysées certaines des transformations les plus symboliques du marché du travail contemporain.

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions du Seuil)

L’auteur
Pierre-Michel Menger est sociologue, directeur de recherches au Cnrs et directeur d’études à l’Ehess. Il a notamment publié Le Paradoxe du musicien (Flammarion, 1983) et La Profession de comédien (La Documentation française, 1998).

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