FG. Weaver perpétue la mémoire d’ouvriers et d’artisans à travers la danse. Les pièces Empty, Longing, Weaver Raver et désormais Weaver explorent les figures du mineur, du tisseur ou de l‘ouvrier agricole. D’où tiens-tu cet intérêt pour la question ouvrière ?
Alexandre Roccoli. Je suis né dans une ville minière, à Montceau-les-Mines, d’un père mineur de fond, l’un des tout derniers en France. Cet univers a beaucoup nourri mon travail, il alimente notamment un imaginaire fort, celui de corps brisés au travail, marqués par l’alcool et la silicose. Le milieu minier est un lieu de danger et d’oppression pour eux : l’air souterrain est comprimé, les corons « parquent » les ouvriers… Cette conscience du corps assujetti au travail répétitif, à l’effort constant, à la pénibilité, est tout à fait centrale dans mon travail.
FG. Ce projet est porté par une certaine nostalgie, par la crainte que t’inspire l’oubli des gestes artisanaux en tant que savoir-faire. Conçois-tu Weaver comme un dispositif d’archivage?
Alexandre Roccoli. Weaver s’intéresse en effet à des gestes devenus rares, frappés d’évanescence, que je mets à nouveau en lumière. L’image vidéo constitue en ce sens une première façon d’archiver. Pour réaliser l’installation Weaver, prélude à la pièce chorégraphique, nous avons filmé des artisans d’une manière brute, sur leurs terrains d’origine, au Maroc, en Italie, à Lyon. Dans un second temps, nous avons réinjecté les fictions qui y étaient associées dans la dramaturgie et l’esthétique de la pièce, de la même manière que les légendes minières, comme l’antre des Nebilungen, nous ont beaucoup inspiré pour Longing, Benoist Bouvot, le compositeur, et moi. Weaver archive également des états de corps ritualisés, le tarentulisme et ses rites de guérisons dansés nourrissent mon écriture, l’augmentent de ses fictions.
FG. La lutte des classes ne semble pas avoir totalement perdu sa pertinence, surtout dans un milieu, celui de la danse, perçu pour beaucoup comme un art « bourgeois ». Mettre la question ouvrière sur scène est-elle en soi un acte politique ?
Alexandre Roccoli. En effet, même si les choses ont évolué ces dernières décennies. Dès les années 80, la politique de Jack Lang et des Centres Chorégraphiques Nationaux ont œuvré à rendre le milieu plus accessible. A la fin des années 1990, on voyait déjà beaucoup plus de fils de prolos intégrer les écoles. Néanmoins, et c’est particulièrement vrai en France, rares sont ceux qui ont obtenu des postes de direction, on peut citer Rachid Ouramdane, Christian Rizzo ou Thomas Lebrun. Je crois que cela tient au langage même de la danse contemporaine, aux codes et aux jeux de pouvoir qu’il traduit, excluant ceux qui ne le maîtrisent pas. Cette économie de l’entre soi devient une condition de légitimité et crée une sorte d’homogénéisation, au point que les programmateurs sont plus suiveurs que forces de proposition. Aujourd’hui, qui à Paris est intéressé par mettre la condition ouvrière au plateau ? Heureusement, ce n’est pas le cas du festival June Events d’Anne Sauvage, qui vient elle aussi d’un milieu ouvrier, des Rencontres chorégraphiques internationales d’Anita Mathieu, ni d’Hortense Archambaut qui ouvre son théâtre à des formes nouvelles.
FG. Les femmes occupent une place centrale dans ce travail, des soyeuses marocaines et lyonnaise aux tarentulées italiennes. Dans quelle mesure pourrait-on inscrire ton propos dans une démarche féministe?
Alexandre Roccoli. J’ai été éduqué dans un monde où les rapports entre hommes et femmes étaient très normés. Les femmes devaient attendre que leurs hommes remontent des mines, assujetties à leurs tâches de ménagères, d‘ouvrières, d’éducatrices, le tout dans un contexte pénible et violent. La force et la mélancolie de certaines, mariées par obligation ou arrangements « communautaires » (beaucoup venaient d’Italie, de Pologne, du Maroc), m’ont profondément marqué. C’est notamment grâce à leur musique et à leurs chants que je me suis émancipé de ma condition prolétaire, en m’évadant au quotidien. Plus tard, ce sont encore cinq femmes, fortes et singulières, qui m’ont construit et révélé en tant que danseur. Sans Maguy Marin, Mathilde Monnier, Régine Chopinot et, surtout, sans Ariane Mnouchkine ni Hélène Cixous, avec qui j’ai pu travailler pendant quatre ans, je n’aurais jamais pu acquérir les outils d’analyse et de critique qui sont les miens. Par ailleurs, en tant qu’homosexuel, soumis aux moqueries et aux préjugés d’un monde profondément machiste, je partage « naturellement » les combats du féminisme. A l’opposé de l’essentialisme, je l’interroge à l’aune de la cybernétique, par-delà Donna Harraway et le cyberpunk. C’est ce que je met en œuvre via ma collaboration avec la compositrice Deena Abdelwahed, qui réinjecte la tradition arabe dans des formes électroniques.
La répétition comme aliénation
FG. Du beat des dancefloors aux mécaniques industrielles, la répétition est une des lignes de force de ton esthétique, quel sens lui donnes-tu dans ton travail ?
Alexandre Roccoli. A la différence des minimalistes des années 70, dont les propositions sont pour moi trop reliées aux motifs d’une société industrielle fondée sur la reproductibilité, la répétition m’intéresse pour son caractère hypnotique et obsessionnel, pour sa capacité à transformer le corps. Elle peut le mettre dans un état d’ivresse (la transe) comme le ramener à un état plus brut. C’est aussi ce qui est en jeu dans l’émergence de la musique techno à Détroit, celle d’Undeground resistance (Jeff Mills ou Robert Hood), dans laquelle la répétition est un motif plus concret qu’abstrait. Du musée au dancefloor, de l’usine au sex club, la répétition en appelle à une pulsion profonde, une pulsation par laquelle accéder à des états de conscience modifiés. C’est ce que j’essaie de saisir, de déconstruire et d’analyser.
FG. Comment penses-tu la coïncidence, au cœur de ton travail, entre la réitération du geste ouvrier (la mécanique du métier à tisser) et la cyclicité des danses de transe ancestrales (la tarentelle) ?
Alexandre Roccoli. Je ne suis ni anthropologue, ni sociologue, mais je considère ces images répétitives comme deux modes d’un même assujettissement. Il s’agit pour moi d’en réécrire les formes aujourd’hui, alors que nous entrons dans l’âge de l’« homo technosapiens », de nourrir l’imaginaire de ce devenir mutant. De fait, mon écriture chorégraphique interroge le dialogue entre l’organicité du mouvement et son automatisation, entre le lâcher-prise et le conditionnement du geste. D’un point de vue rythmique, cela se traduit par une alternance entre des intervalles réguliers et des moments de déphasage, commune au travail ouvrier et à certains rites (tarentulisme du Sud de l’Italie, transe des Gnaouia au Maroc, mais aussi, dans un autre sens, la danse techno dans les clubs berlinois).
FG. Comme le souligne Deleuze, après Freud et Nietzsche, la répétition rend malade autant qu’elle guérit. Crois-tu que la danse répétitive puisse être curative ?
Alexandre Roccoli. Sans aucun doute. La répétition agit pour moi comme une berceuse que l’on répète pour apaiser, comme un soin intime. C’est la musique intérieure en chacun de nous réduite à son minimum. Je suis très attentif à ne travailler qu’avec des gens qui sont à l’écoute de cette musique intérieure. C’est même une condition sine qua non.
Symptômes du contemporain
FG. Pour Weaver, tu t’intéresses au tarentulisme et à la maladie d’Alzheimer, comment la pathologie intervient-elle dans ta réflexion ?
Alexandre Roccoli. La maladie est constamment présente dans mon travail, comme elle l’est dans la vie. Je l’ai rencontrée de manière concrète lorsque j’ai monté des projets chorégraphiques dans des maisons de retraite et des hôpitaux psychiatriques, mais je la questionne plus généralement sur le plateau, dans l’art, dans mon rapport à la création. Je ne crois d’ailleurs pas que l’on puisse créer sans se blesser. Cela me ramène aussi à mon origine sociale, à la souffrance du milieu ouvrier.
FG. La solitude contemporaine, qui était déjà un de tes thèmes de Unbecoming solo, transparaît dans Weaver. Le motif du tissage interroge-t-il aussi la fragilité du lien social?
Alexandre Roccoli. La métaphore tisserande me permet en effet de travailler la question du nœud social, de la jonction entre les personnes, de leur articulation. Je m’intéresse particulièrement aux disjonctions, aux parasites, à ceux qui ne « filent » pas droit, que ce soit les personnes âgées, qu’on invisibilise, aux enfants autistes, aux paysannes ou encore aux « icônes » déchues.
FG. La question de la vieillesse est aussi très présente à travers les images de terres brûlées, d’églises désaffectées et d’ouvrières retraitées. Weaver est-il aussi une réflexion sur le fil de la vie, donc sur la mort, et dans quelle mesure ?
Alexandre Roccoli. Je suis né dans un monde où le risque d’une explosion minière était constant. Nous étions tous préparés à l’éventualité de la mort. Cet imaginaire du risque, de l’usure et de la cicatrice se retrouve dans Weaver qui traite sur un même plan la combustion des terres et le grain des peaux vieillissantes. Il y a une identité plastique entre ces territoires et leurs habitants. Avec Weaver, j’espère donner l’occasion à ces personnes, souvent représentées en marge, d’exister, même après leur mort.
Prochaines dates :
Musée de l’immigration, le 10 juin, avec Longing (dans le cadre de l’exposition Expo Ciao!)
Festival June Events, le 14 juin à la Cartoucherie avec Weaver Quintet