Avec Rage (2018), le chorégraphe taïwanais Po-Cheng Tsai (Cie B. Dance) signe une pièce chorégraphique pour huit danseurs. Une pièce élégante et structurée qui, comme son nom l’indique, plonge dans l’expression de la colère. Librement inspirée d’un film éponyme du réalisateur japonais Lee Sang-il (Ikari, 2016), lui-même basé sur le roman de Yoshida Shuichi (2014), Rage scrute la fureur. Celle qui s’empare de l’individu, contre les autres ou lui-même, et l’oblige à se repositionner face à la société. Avec ses allures de ballet contemporain, Rage reprend ainsi des images du film de Lee Sang-il. Un jeu de piste en forme de chassé-croisé, entre des personnages aussi intimement liés que troubles dans leurs rapports au passé. Meurtre, violence, exploitation… Sous des dehors souriants, chacun masque des travers obscurs. Une distance dans l’intime qui se manifeste ici par une danse très architecturée, où même dans le contact, les corps semblent seuls.
Rage de Po-Cheng Tsai : une pièce structurée, urbaine, aux accents cinématographiques
Ne cherchant pas à chorégraphier une explosion sauvage de violence, contre soi ou la société, Po-Cheng Tsai souligne plutôt une forme d’aporie. Celle d’une colère qui n’a pas de place, comme telle, dans le vivre-ensemble. Une colère qui doit impérativement exister sans violence, froidement en somme. Émotion insularisée, les corps sont parfaitement tenus, entretenus et entre-tenus. Ils se tiennent les uns les autres comme dans un filet serré ; entre curiosité, hostilité et indifférence, à l’aune d’une esthétique impeccable. Composant ainsi un univers dans lequel succomber à une colère spontanée serait une faute de goût. Comme le note Po-Cheng Tsai : scindé, l’idéogramme sino-japonais 怒 [rage] signifie ‘esprit entravé’ [enslaved mind]. Ce à quoi Po-Cheng Tsai ajoute que le fait de briser le cycle du chaos, tout en libérant la colère muette étouffée en soi, pourrait peut-être permettre de retrouver enfin cette paix intérieure depuis si longtemps oubliée.
Entre ballet et danse contemporaine : la chorégraphie pour figurer la colère
Esprit entravé, ligoté, la pièce Rage joue sur cette ambigüité. Celle d’une fureur qui aveugle et empêche d’aborder les problèmes sociaux sous l’angle des solutions. Et celle d’une contention sociale si forte que tout n’est plus que froide colère impuissante. Pièce chorégraphique très écrite, s’y déploient des manifestations de rage telles que le groupe peut les supporter. Et c’est dans une lumière tamisée, sur une scène sobre, que les émotions des personnages se détachent sur fond de société. Intimité, proximité, promiscuité… Les rapports entre les danseurs sont tout à la fois entièrement structurés par le contact, et d’une retenue parfaite. La frénésie est celle de la danse, du mouvement. Et les expressions faciales, lorsque outrées, symbolisent la fureur plus qu’elles ne la distillent. Exutoire sans bestialité, Rage brille néanmoins d’une colère sombre et sourde ; comme un réservoir d’énergie réorientée vers la perfection chorégraphique. Avec sa dimension de création collective.
À retrouver en première française au festival On (y) danse aussi l’été !, aux Hivernales – CDCN d’Avignon, en parallèle du Festival d’Avignon.