L’une des questions principales qui guide votre travail semble être : essayer d’amener la perception à un autre niveau, en utilisant les corps, les lumières, les sons et l’espace. Quels sont les problèmes perceptifs qui vous intéressent? Dans cette perspective, comment définiriez vous le terme «chorégraphie» pour vous?
Jefta Van Dinther. Je dirais que je travaille sur la perception d’une manière dédoublée.
Je joue souvent avec la perception à la manière d’un outil me permettant d’attirer, de complexifier, de troubler, ou d’élever l’expérience que nous faisons du monde dans lequel nous vivons.
Dans ces cas de figure, une construction perceptive, un assemblage de données sensorielles est mis en scène devant des yeux, des oreilles, des corps. Les couleurs, les angles, les ombres, les sons, les matériaux et les corps dansant façonnent tous ensemble des corps temporels sur scène ; des corps qui « portent » le temps, et qui sont mis en relation les uns avec les autres. Ou plutôt, mis en tension d’une manière qui les rend inséparables – par une nécessité réciproque les uns des autres. Selon moi, c’est à ce niveau-là qu’une autre forme chorégraphique est créée : à l’intersection et à l’endroit du mélange entre tous ces éléments. C’est la raison pour laquelle ma relation de longue date avec la créatrice lumière Minna Tiikkainen et le créateur sonore David Kiers, et maintenant également avec le duo d’artistes Simka (Simon Häggblom and Karin Lind) rend tout cela possible.
L’autre angle que j’adopte sur la perception est davantage socio-culturel, et porte sur l’opposition entre reconnaissance et non-reconnaissance. Pour moi, il est important de ne pas strictement séparer cette dimension de l’idée plus conventionnelle que l’on se fait de la perception – à savoir une organisation et une interprétation des données sensorielles, tout simplement parce que je souhaite ne pas réduire la perception à cette idée.
Je m’inspire constamment de situations de la vie : des moments, des lieux, des relations que nous connaissons tous, que nous avons tous rencontré et expérimenté un jour ou l’autre. Dans mon travail, ces situations sont constamment présentes, et en même temps toujours en train de se transformer, dans une sorte d’alternance continue entre reconnaissance et non-reconnaissance, comme si le sens apparaissait et disparaissait.
L’inquiétante étrangeté: ce qui est familier et étranger en même temps. Ainsi, ces situations toujours changeantes ne sont pas que des signifiants, elles constituent en fait du «matériau» au même titre qu’autre chose ; c’est pourquoi je les considère comme des perceptions, faisant partie d’une machinerie perceptive plus vaste. Le mélange de ces deux perspectives sur la perception fabrique ce que l’on peut considérer comme une méthode de travail, une façon de créer qui s’est mise en place au cours des années. Mais je me bats pour empêcher que ça ne devienne un système figé, et que mon travail ne se réduise à ça. Au final, ce que je recherche est une «soupe» de matériaux, où les corps, les sons, les lumières et les choses deviennent des extensions les unes des autres. Où leur existence ne soit jamais singulière ou indépendante, mais plutôt le résultat de cette complexité que nous connaissons comme «la vie».
Pour cette pièce, vous allez travailler avec différents types de matériaux. Voulez-vous créer une sorte de «boucle» entre les corps et les matériaux, de manière à ce qu’ils s’influencent réciproquement? Par ailleurs, vous avez développé une approche assez minimaliste du corps –usant de la répétition, de mouvements imperceptibles, brouillant la frontière entre cause et conséquence. Est-ce que vous diriez que vous êtes plus intéressé par la manière dont le corps est influencé, déplacé par son environnement, que par ce qu’il produit pour lui-même?
Jefta Van Dinther. Finalement, pour Plateau Effect, nous sommes en train de travailler avec un seul type de matériau –une immense pièce de tissu. Et effectivement, on peut dire qu’une sorte de «boucle», ou de circuit se crée entre les corps et le matériau. La chorégraphie est faite d’une stratification complexe, au sein de laquelle les mouvements intérieurs du corps, les interactions entre le corps et les matériaux, l’interaction sociale entre les corps et la part qui parle/chante/babille, donne lieu à quatre strates différentes qui se développent tout au long de la pièce. En général, il y a toujours plus d’une strate active. Cela aboutit à une sorte de «fusion» des composants, qui empêche de distinguer ce qui est quoi. Apparaît alors une sorte de «matérialité des activités», qui nous fait faire l’expérience de ce dont les choses sont faites. La matière que les danseurs manipulent devient une extension de leur propre corps. A certains moments, cette matière prend le contrôle de la relation, et c’est elle qui les manipule. Les mouvements de la bouche apparaissent en tant que matérialité, plutôt que simple communication. L’enjeu est d’amener l’attention vers les forces qui nous entourent, qui nous habitent et nous constituent. De ne pas les isoler en tant que principes définissables, aux contours précis, mais au contraire de les faire coexister, de leur donner de l’espace à expérimenter à l’intérieur de cette chose appelée corps. Et cela matériellement –quel que soit leur degré d’immatérialité.
La façon dont vous traitez la scène fait penser à un «laboratoire», où se mélangent différents types de procédures. Est-ce que ces expériences, quasi scientifiques, visent un résultat?
Jefta Van Dinther. Pour moi, le laboratoire principal est celui de la personne présente sur scène: le danseur. Bien entendu, l’expérimentation au sens large n’est pas confinée aux limites de son corps, et au final une performance concerne la totalité des éléments assemblés –plus beaucoup d’autres qui restent imperceptibles. Mais dans mon travail, que ce soit lors du processus ou sur scène, je cherche à tout mettre en place pour générer et exposer le processus d’expérimentation à l’intérieur des danseurs. Ce processus, ce traitement en cours – devient le plus souvent le contenu effectif du travail. En ce sens, je suis assez «old-school»: je veux que les personnes sur scène traversent, éprouvent quelque chose. Au cours d’une création, j’essaie d’inciter, et de promouvoir une culture de la pratique, de sorte que le danseur devienne son propre moteur, générant une sorte d’auto-processus.
C’est d’ailleurs le point de départ de tous mes travaux récents. Kneeding, Grind, This is Concrete et Plateau Effect reposent sur une activation intérieure des interprètes, où tous les niveaux –qu’ils soient psychologiques, émotionnels, affectifs, imaginatifs sont incorporés. Le «résultat» que vous évoquez consiste à rendre possible le risque que cela implique: ce territoire de possibilités et de précarité qui accompagne le processus en cours; rendre possible le fait de ne pas encore savoir. Et, par certains aspects, un désir de liberté. En ce sens, travailler avec le Ballet de Cullberg, sur un très grand plateau, constitue un défi : en effet, comment ce type d’expérience peut-il être transmis au niveau d’une large échelle de production? Mais à cette question, les neufs danseurs avec lesquels j’ai travaillé pendant une période de 10 semaines ont de nombreuses fois répondus, en approuvant et en appuyant cette méthode et cette approche du travail ; et en insistant sur le fait que les mêmes risques devaient être présents, quelque soit la taille de la pièce, de la scène ou du décor.
Qu’est-ce qui déclenche le désir d’une pièce pour vous, et comment s’enclenche le processus de création?
Jefta Van Dinther. Le plus souvent, je considère la pièce comme une des manifestations d’un projet, mais comme sa manifestation principale. Pour chaque projet, j’ai en général un certain nombre de questions très larges, qui déterminent ce sur quoi je vais me lancer, et qui ont souvent une implication sur la manière de travailler elle-même.
Pour Plateau Effect, ces questions tournaient autour de la notion de groupe : en quoi consiste un groupe, qu’est-ce qui le fait consister? Quelles forces peut-il générer –dépassant celles d’un individu seul? Quelles expressions surgissent du fait d’être ensemble, en action? Ensuite, en général, je pars dans des rêveries. J’écoute de la musique les yeux fermés, j’imagine des choses. Complètement «old-school». Je collecte des références. Je suis un véritable aimant à images : je glane des films, des clips, des films d’art, des vidéos sur Youtube. Et des photos, des romans, de la philosophie, toute sorte de théories, des habits, des trucs. Je partage ces références avec l’équipe, et je les laisse prendre part au processus. Pendant les cinq premières semaines de répétition avec le Cullberg Ballet, nous avons regardé une courte vidéo chaque jour. Sans forcer les connexions, les interprétations, mais simplement en laissant exister ces références, en les laissant nous imprégner, en passant du temps avec elles. Beaucoup d’entre elles apparaissent dans le travail, d’une manière ou d’une autre.
Qu’est-ce qui a rendu possible cette collaboration avec l’institution du Cullberg Ballet?
Jefta Van Dinther. Tout simplement, il s’agissait d’une invitation de la directrice de la compagnie, Anna Grip; elle m’a contacté après avoir vu ma performance, Kneeding, en 2010. Mais cela a pris un peu de temps –à cause entre autres de la réticence que j’avais au départ à travailler avec une institution comme celle-ci. Ce n’est qu’en 2011 que j’ai rencontré pour la première fois la compagnie, alors qu’ils venaient de faire entrer ma pièce précédente, The Way Things Go, dans leur répertoire. Après avoir rencontré les danseurs dans une situation de travail, et également après avoir présenté mon travail à un public qui ne l’aurait sans doute jamais vu s’il n’y avait pas eu le nom du Cullberg Ballet –j’ai finalement réalisé qui avait été étroit d’esprit dans cette affaire. Plus tard, lorsqu’ils m’ont proposé de nous lancer dans une nouvelle création avec la compagnie, sur une scène plus grande, j’ai relevé le défi avec plaisir.
Propos recueillis par Gilles Amalvi
Avec l’aimable collaboration de la Maison des Arts de Créteil