Tourlourou (2004)
— Chorégraphe : Carlotta Sagna
— Interprète : Satchie Noro
— Costume : Carlotta Sagna, réalisation Dorothée Merg et Alexandra Bertaut
— Durée : 25 min
Invitée par la SACD et le Festival d’Avignon en 2004, Carlotta Sagna écrit pour Jone San Martin — à l’époque danseuse du Ballet Frankfurt dirigé par William Forsythe — Tourlourou, un hymne à l’interprète très spécial. Le rôle sera repris par Lucy Nightingale en 2005 puis, en 2009, pour le Potager du Roi par Satchie Noro. Le rôle ? Oui. Car il s’agit davantage d’une déclamation de texte que de danse.
Placée au centre d’une cible, l’interprète en tutu militaire kaki et juste corps camouflage, fait une entrée fracassante sur fond de fanfarre. Munie d’un micro, elle récite un texte pessimiste, sarcastique sur la vanité de la vie écrit par Carlotta Sagna.
Au garde à vous, la danseuse, petite figurine au caractère bien trempé, annonce sa mort imminente, sa proche condamnation, enclenchant un compte-à-rebours poignant et drôlatique proche du one-man-show. Elle décline des gestes de danseuse classique qu’elle mixe avec des postures militaires de façon répétitive et presque lassante. Elle frappe dans le sol ses pieds sur pointes, avec force et autorité, esquisse des attitudes de rampement, glisse des ouvertures en première, en seconde positions, avec un sourire narquois ; elle mime des ports de bras gracieux qu’elle détourne soudain en les rendant virils et musclés. Elle interpelle le spectateur en hurlant : “Tu sais que tu vas mourir demain. Es-tu capable de faire l’amour ?”
Tourlourou, le titre de la pièce, est le nom donné aux Antillais ayant combatu dans les tranchées françaises lors des deux guerres mondiales. Carlotta Sagna décrit sa pièce comme un “hymne à l’interprète, crescendo tragique qui mène de l’exercice militaire au cri du cœur ». Puis, l’interprète justement quitte soudainement son rôle d’interprète. Toujours placée sur le socle de la cible qui fait office de scène, elle glisse à plusieurs reprises “J’ai perdu le fil”, faisant mine d’avoir oublié son texte. Feignant d’être ou étant réellement exténuée, elle évoque le soleil qui l’aveugle, la chaleur, sa transpiration, sa culotte qui la gêne et qu’elle réajuste.
La fin est différée à deux reprises. Le public se fait avoir et applaudit bêtement. Une absence de danse sur fond de rock’n’roll endiablé est finalement suivie de quelques petits dégagés timides, tristes déployés dans un espace de vexation interne. On dirait que l’interprète tremble. Puis elle quitte pour de vrai la scène au milieu de la musique intense, son chignon de ballerine défait. L’émotion est là.
A vida enorme/performance (2003)
— Chorégraphe : Emmanuelle Huynh
— Interprètes : Emmanuelle Huynh, Nuno Bizarro
— Durée : 45 min
La pièce s’ouvre sur une bande son, celle d’une lecture d’abord maladroite des textes d’Herberto Helder, La Cuiller dans la bouche (A Colher na Boca, 1961 ; O amor em visita, 1958). Une seconde lecture adroite du texte est samplée avec une autre couche sonore, le morceau We Can be Heroes de David Bowie, qui vient régulièrement écraser le rythme intime du dire poétique. Dans le Potager du roi très sonore lui aussi, ces phrases divulguent l’être intime d’un auteur à l’aide de deux voix quasi entrelacées, celles d’une femme en français et d’un homme en portugais.
Puis dans le silence ou plutôt le brouhaha du parc, apparaissent Emmanuelle Huynh et Nuno Bizarro, torses nus, le corps maquillé d’une substance légèrement dorée, comme habités par le rythme du texte qui vient d’être entendu. La bande son et “l’image” de la danse sont conçues séparément et présentées à la suite l’un de l’autre. Les incursions de David Bowie reviennent cependant au même endroit.
La gestualité des deux remarquables interprètes traduit l’extrême intériorité du poème. Le flux du récit prend les allures d’une dérive dans l’être intime de l’écriture. Les corps s’encastrent l’un à l’autre, se séparent électrifiés puis vacillent solitaires pour se retrouver encore.
La dérive poétique suppose des efforts, des risques, des tensions et des asthénies. Elle procède du flux continu, de l’écoulement, parfois de l’agglomération des corps toujours recueillis.
« Je suis couché dans mon poème. Je suis universellement seul,
couché sur le dos, avec le nez qui aspire,
la bouche qui ne dit mot,
le sexe noir dans sa tranquille pensée.
On frappe, on monte, on ouvre, on ferme,
on crie autour de ma chair qui est la chair compliquée du poème.”
A Vida Enorme/performance tente un récit dans lequel la langue et le corps interroge l’incarnation en y adhérant pleinement. Les interprètes pèsent avec justesse les mots, de tout le poids de leur corps qui confère légéreté et fluidité à la spatialité du poème.