Il faudrait demander à Didier Pourquery, rédacteur en chef du Monde Magazine, quel mauvais coup l’a décidé à y publier ces deux dessins. Lorsqu’en 2000, Plantu avait représenté le président Chirac besognant une jeune Marianne endormie, il provoqua plus d’émoi, et suscita même, par la suite, quelque sanction. Il est vrai que le dessinateur ne fait ici qu’étaler en gribouilles les sentiments communs, que l’on nomme aussi «préjugés», ou incontinence d’esprit.
Le premier dessin de Plantu montre un curé affolé par l’intrusion grossière, dans son humble église de campagne, d’une famille de gens du voyage. La caravane renverse les prie-dieu, sa parabole menace la sacristie. A la mine déconfite du prêtre, le chef de famille oppose son air réjoui: il argue du soutien du pape et de son appel à l’hospitalité chrétienne. Le saint père a bon dos, dit le dessin, et la solidarité chrétienne avec lui, mais lorsque ces gens viennent camper chez vous, on vous trouve bien ennuyé du sans-gêne qu’ils mettent à investir un refuge.
La famille de Roms du second dessin est installée à la périphérie d’une ville. Depuis le seuil de sa roulotte câblée, une femme hargneuse et sans pupilles — assurément la mère — botte lestement son bambin au dehors en lui commandant de s’en aller mendier. Derrière la mère, un autre môme en hardes contemple la scène et affiche un air mauvais semblable. Jugeant sans doute le dessin insuffisamment explicite, Plantu a ajouté un cartouche fléché expliquant que «c’est vrai que, dans le « camp des gentils », il n’y a pas toujours que des gentils».
Plantu a nettement distingué par leurs vêtements les familles qui composent ces scènes: des gitans hispanisants dans le premier cas, indélicats mais bonnes gens; des Roms de l’Est dans le second, violents, irresponsables, exploitant leurs propres enfants. On balance à décider lequel des deux dessins est le plus imbécile. En revanche ils sont également injustes, dans le plus strict sens du terme, injustes comme seule la bêtise peut l’être; «Jamais rien de plus injuste qu’un ignare», écrivait Racine.
On sait, depuis Forain et Caran d’Ache, comme des caricaturistes doués peuvent se fourvoyer et corrompre leur talent près des idées malsaines, de l’intolérance et de l’ignorance; comme cet art peut servir et nourrir l’injustice, comme il peut attiser la haine des foules et leur contentement. Ce que c’est que de faire des gens une image fausse; ce que c’est que la violence de l’art.
Cependant, ce n’est pas sous la tutelle de ceux-ci que Plantu s’est placé, mais bien sous celle d’Honoré Daumier. Le premier des caricaturistes et peintres modernes, avant Raffaëlli, avant Toulouse-Lautrec, à s’être penché sur la misère des villes, à avoir décelé, après Callot, Murillo et Goya, que la pauvreté méritait d’être peinte, qu’il y avait de la grandeur en elle, qu’un trait juste pouvait lui rendre justice. Il ne s’agissait pas d’orner la misère, d’en dresser un beau tableau, mais de lui donner son vrai visage, socialement insupportable et humainement estimable. C’est le trait de Daumier, non ses sujets, que Baudelaire admirait; ses sujets, par son trait, auxquels Baudelaire fut soudain rendu sensible.
Il ne suffit pas de se piquer de sculpture et de tronquer les bras et les bustes de ses modèles pour produire des statuettes à la manière de Daumier. Si l’on ne partage le talent d’une main, au moins entreprend-on d’en comprendre l’esprit.
Si l’on mêle, comme Daumier et Plantu, satire sociale et satire politique, on est tenu à quelque prudence, ou à quelque imprudence. Car lorsqu’on jouit de la position d’un Plantu, on peut sans péril se passer de démagogie, on peut, sans rien craindre, déplaire et se dispenser d’abuser le lecteur en prétendant peindre la juste réalité des choses quand on recopie l’inique atmosphère du moment.
Est-ce cet homme-là — Plantu — que l’Unesco a employé pour célébrer la Déclaration universelle des droits de l’homme? le même qui exposa à la Cour de Cassation de Paris, et fit parapher ses dessins par Yasser Arafat, Shimon Peres, François Mitterrand et le roi Hussein de Jordanie?
Il était un temps où il fallait déceler semblables signes de laisser-aller, les deviner, les supposer, au risque de se méprendre. Désormais, c’est sans discontinuer qu’ils tombent alentour; on marche dedans et on ne se retourne plus pour savoir si cela porte bonheur ou malheur, on sait que cela porte malheur.
Les manuels d’histoire reproduisent déjà quelques dessins de Plantu; de même que le Louis-Philippe piriforme de Daumier. Si ceux-là , dans quelques années, y figurent à leur tour, alors il faudra s’alarmer non plus seulement de la presse et des arts, mais d’une époque où même les satiristes se trompaient d’héritage.