Il était une fois un livre. Il était une fois un père marionnettiste déjà âgé, un fils qui rêvait d’un autre avenir, et un arbre. Voilà la matière originelle, quoique déconcertante, du récit élaboré par Patrick Corillon.
Pourtant inspiré d’un fait réel (l’histoire d’un marionnettiste dont la vocation était de continuer coûte que coûte à faire rêver les enfants et les gens de son village durant la Première Guerre mondiale), il nous transporte rapidement dans un univers onirique. Mêlant habilement la forme du conte philosophique (tel qu’il apparaît au XVIIIe siècle) à un type d’écriture surréaliste (on pense notamment aux cadavres exquis) le récit de cette oeuvre, écrite et visuelle, déploie à travers les péripéties de ses personnages une réflexion sur le langage et ses représentations en images.
Le livre est au coeur de la narration, tout comme le livre de l’artiste, Le Diable abandonné. Premier épisode: La Meuse obscure, est au centre de l’espace d’exposition, tandis qu’autour de lui gravitent et l’observent des toiles au mur.
En effet, posé sur une colonne-autel, un livre à la couverture noire est l’objet d’un rituel particulier. Des gants blancs en permettent la manipulation. Ils nous renvoient au Nom de la rose d’Umberto Eco, et par là au danger de fréquenter la connaissance. Ici pas de poison aux coins des pages, mais une narration poétique accompagnée d’images.
Toutefois prenez garde… Si les récits pour adultes comportent rarement d’illustrations, le livre de Patrick Corillon est faussement une fable pour enfants. Derrière le conte se cache une philosophie du langage. Derrière l’histoire du fils qui s’éloigne des aspirations paternelles pour vivre les siennes, et partir en quête de son âme sœur, Elise, et du livre délavé, se cache en filigrane un réseau de symboles et de références intertextuelles.
Pour mieux les voir: les toiles. Tendues simplement par de simples attaches, comme des dessins d’enfants, elles sont les grands formats des images du livre. Ces «images textuelles» ou image-mots revêtent un caractère didactique, celui de re-présenter (présenter de nouveau, avec d’autres moyens) les mots et leur sens.
Les formes déposées sur de larges aplats de couleurs unies, allant du bleu profond au vert pastel en passant par le rouge vif et le blanc, sont autant de vecteurs du discours enfermé dans le livre.
Traversées par les mots du livre, les toiles se doivent de traduire clairement leurs sens: aussi l’artiste a-t-il adopté, comme souvent dans son œuvre, une signalétique se rapprochant des panneaux indicateurs, avec une simplicité évidente du trait poussée à la stylisation des objets, une standardisation des formes, soit une codification de l’espace-toile.
Cette sculpture des mots, d’un récit en images tient du calligramme (La Tronçonneuse, Le Verger, Marcher dans la ville, Perdu dans l’immensité de lui-même), mais aussi des frontons de nos cathédrales romanes et gothiques, bibles animées pour qui ne savait lire.
Car incontestablement Patrick Corillon a injecté dans le rapport langage/image quelques doses de religion. Le père créateur de pantins de bois, le père et le diable, le fils et l’eau, l’arbre de la connaissance, le livre délavé, le buisson qui prend feu, le commandement «Tu marcheras», Elise (Eve), l’âme sœur/l’âme condamnée, et enfin les Planches de salut sont autant d’allusions à la Bible et à ses paraboles. Si l’arbre est à la fois le symbole des générations et de la connaissance (c’est ce que rappelle par antithèse «l’arbre ignorant»), il est la matière première pour fabriquer le livre (il est aussi la matière de la croix chrétienne comme l’illustre le graphisme de la toile Les parts du fils).
On s’aperçoit donc comme sont liés religieusement (du latin re-legare) les personnages: cette mise en abyme du livre — du livre délavé du fils en passant par le livre de l’artiste — nous ramène inexorablement au Livre et à ses religions, et enfin aux innombrables images qu’il a générées et que compte toute l’histoire de l’art.
Les images existent parce qu’existent les mythes et les croyances, parce qu’il est apparu nécessaire de donner une forme aux mots de tous ces discours millénaires.
Le texte du livre déroule les instruments du langage, il est fait d’organes (les mots) et de respirations (les espaces et la ponctuation); la toile, elle, est une sorte de tissu fait de fils, sur lequel on appose des impressions colorées. Texte et tissu ont la même origine, textus, bien plus encore le même sens. La trame de l’histoire tourne autour du fils quand la trame de la toile est faite de fils.
Les homographes ne sont pas innocents. Une dialectique se dévoile, un passage de sens s’effectue de l’un à l’autre: entre les mots (sur tissu-papier) et les formes (sur tissu-toile), et dans la forme même des mots. Mais ces mots, «Que veulent-ils dire?» (Herbes folles, 2006; impression numérique sur toile, pinces, cadre en aluminium), c’est bien là la quête ultime du fils, le seul moyen par lequel il retrouvera la fille des îles, Elise: «Il se jura de ne la revoir que quand il aurait trouvé les mots» (citation du livre).
Ainsi pour plaire à l’âme sœur devra-t-il trouver le livre délavé, s’approprier les mots de son existence et les y inscrire: «Si tu mens (lui dit le diable), si tu triches avec ta vie, tes mots n’apparaîtront pas. Mais méfie-toi, c’est un jeu dangereux. Car si les mots n’apparaissent pas, ta vie ne t’apparaîtra pas. Tu n’auras pas vécu».
Ce conte initiatique nous interroge sur la valeur du langage: est-il identité de l’homme? Ou simple révélateur d’identité? Tout comme le fils nous pouvons nous demander si les mots qui structurent et courent dans notre langage sont bien de nous…Comme le fils qui recopie des phrases préférées extraites de ses livres, n’empruntons-nous pas les mots, les pensées à d’autres?
Que reste-t-il après les mots? Sous l’enveloppe des mots peut-on toucher au sens vrai? A l’essence? C’est pourquoi Patrick Corillon manie mot et image dans le même creuset pour les fondre en une écriture hybride: le mot pour remplir le vide laissé par l’image, la solution visuelle comme autant de «bricolages décoratifs pour tenir lieu de sens (1)». L’image est en quelque sorte le tuteur du mot.
Dans cette enluminure moderne réalisée avec élégance et poésie, image et mot se complètent, coopèrent afin de pallier la faillite de l’un ou la déficience de l’autre, et vice versa. Histoire de perte, de manque ou d’absence, l’œuvre entière de Patrick Corillon a pour ressort une «mythologie de l’échec (2)»: «Vivre avec un vide, une absence, avec un sentiment d’impuissance, est un état d’esprit productif, explique-t-il. Donner corps à cette absence, entrer dans l’inconnu, produit une sorte de transcendance qui est peut-être l’objet de l’art. Tout mon travail tourne autour d’un manque central qu’on essaie de pallier (3)».
Il était une fois un livre…Quant à la fin de l’histoire, elle est à vous maintenant, tout à vous (4)…
(1) Bernard Marcadé, «Patrick Corillon éthologue», artpress 160, été 1991, pp. 29-31.
(2) Nicolas Bourriaud, «Patrick Corillon», Artefactum, avril/mai 1991.
(3) Propos recueillis par Nicolas Bourriaud.
(4) Tu es à moi maintenant, tout à moi, 2006, Structures en cuivre, 140 x 300cm (env.).
Cette exposition participe au programme « Rendez-vous dans les galeries », une initiative de «Francofffonies ! le festival francophone en France».
Traducciòn española : Maïté Diaz
English translation : Nicola Taylor
Patrick Corillon :
— La Tronçonneuse, 2006. Impression numérique sur toile, pinces, cadre en aluminium. 55 x 73 cm.
— Le Verger, 2006. Impression numérique sur toile, pinces, cadre en aluminium. 55 x 73 cm.
— La Forêt du fils, 2006. Impression numérique sur toile, pinces, cadre en aluminium. 83 x 111 cm.
— L’Arbre menteur, 2006. Impression numérique sur toile, pinces, cadre en aluminium. 83 x 111 cm.
— Marcher dans la ville, 2006. Impression numérique sur toile. 83 x 111 cm.
— Tu es à moi maintenant, tout à moi, 2006. Structures en cuivre. 140 x 300 cm (environ).
— Tu marcheras, 2006. Impression numérique sur toile, pinces, cadre en aluminium. 86 x 112 cm.