Tom Burr se penche sur la façon dont l’art, et plus spécifiquement la sculpture, fonctionne au sein d’espaces publics: rapports entre l’œuvre et le mécène qui la commande, ou entre l’œuvre, le site dans lequel elle est vue et un public qui n’est pas nécessairement amateur d’art. Ces interrogations sont d’autant plus pressantes qu’aux États-Unis le mécénat d’entreprise exerce une influence croissante sur le monde de l’art — des artistes engagés comme Hans Haacke dénoncent d’ailleurs ouvertement dans des installations controversées le phénomène de corporate sponsorship. Sans rejeter la machine institutionnelle, comme avaient pu le faire nombre d’artistes dans les années 1970, Burr examine certains de ses aspects.
Ainsi, il réalise Deep Purple (2000), une longue courbe métallique, imposante par sa taille, soutenue d’un côté par des arc-boutants. Le titre fait référence à la couleur de l’œuvre, peinte en mauve, mais aussi au célèbre groupe de rock. Avec cette sculpture, installée au Whitney Museum of American Art, à New York, jusqu’au 5 janvier 2003, Burr se livre surtout à une citation, reprenant une œuvre de Richard Serra qui défraya la chronique dans les années 1980. Tilted Arc (1981-1989), un gigantesque pan métallique courbe conçu spécialement pour être installé sur la Federal Plaza de New York, dut en effet être démantelé peu après sa création, tant il avait causé de controverses, et déclenché de débats sur la légitimité des subventions accordées par le gouvernement fédéral à des projets artistiques jugés «scandaleux».
La version de Burr nous invite donc à établir une comparaison entre, d’une part, les réactions du public et des institutions dans les années 1980 et, d’autre part, notre attitude vis-à -vis de cette sculpture et de la sculpture publique en général.
Car lorsque Burr revient sur Tilted Arc ou sur la sculpture minimaliste, c’est moins pour leur pureté formelle que pour leur histoire, leur potentiel d’évocation et les a priori qu’elles véhiculent ou révèlent.
Les sculptures de Burr sont le plus souvent mises en scène dans des expositions où elles sont confrontées à d’autre médias (vidéo, photographie, collage ou texte). C’est ce type de confrontation qu’il met en place à la galerie Almine Rech. Le visiteur se trouve d’emblée face à une structure de type minimaliste: un bac rectangulaire de plusieurs mètres de long et profond de quelques centimètres (la « piscine » du titre ?) est posé à même le sol, et segmenté en quatre unités alignées, éloignées de quelques centimètres les unes des autres. Des rebords décrivent un angle droit avec les parois du bassin. La couleur brun foncé et l’apparence matte de ces rebords contraste avec la surface intérieure du bassin, polie à en devenir miroir, et où les lumières halogènes blanches du plafond deviennent d’aveuglants reflets jaunes.
Ces formes angulaires élémentaires, l’utilisation de matériaux industriels à effet miroir, l’absence de piédestal, un rectangle fragmenté en plusieurs modules quasi-identiques et répétitifs, tout doit rappeler la sérialité des sculptures minimalistes de Donald Judd dont Piscine emprunte le style. Mais dans le même temps, le titre fait de cette forme abstraite un objet référentiel — si imparfait qu’il puisse être, puisque tout liquide versé dans cette piscine-là s’échapperait immédiatement par ses brèches géométriques et régulières. Et le spectateur se prend à lire le reflet qu’il projette en se penchant au-dessus de ce miroir poli comme un reflet que renverrait l’eau d’une piscine à un Narcisse contemporain.
Tom Burr ne reprend pas à son compte l’ambition minimaliste selon laquelle la sculpture devait être une forme autonome, close, tenant le spectateur à distance. Au contraire, en associant ses sculptures à d’autres modes de représentation (photographies ou textes, qui font en outre partie intégrante du vocabulaire de l’art conceptuel), il invite le spectateur à établir des liens, des narrations, des lectures. Par le passé, Burr a par exemple établi une parenté entre le cube minimaliste et la télévision (« The box », en langage familier), et dans une installation de 1995, il décline « la boîte » en présentant des cubes-cabines du type de celles où l’on peut visionner des vidéos porno, mais dans lesquelles le spectateur ne voit que son reflet. Dans cette installation, la forme minimaliste est donc recontextualisée par le commentaire socio-politique.
La visée critique de l’installation que présente Tom Burr à la galerie Almine Rech est moins clair.
Sur le mur de droite, sur un panneau de contre-plaqué du même brun que le rebord de la piscine, l’inscription « Pissing » est stencillée, mais à l’envers, comme pour évoquer la nécessité d’un miroir, ou pour rappeler le fond de cette piscine. Le jeu de mots, entre le terme français « piscine » et son homophone anglais « pissing », laisse perplexe.
Sur le mur du fond, un panneau similaire porte l’inscription « Brutally », écrit à l’endroit cette fois.
Sur le mur de gauche, une multitude de photographies noir et blanc (et une seule photographie couleur) sont épinglées, sur deux panneaux, à l’aide de punaises. Ces photos qui se chevauchent de manière apparemment aléatoire, représentent toutes le même sujet: des chiens, solitaires ou en bande, qui jouent, se faufilent sous un banc d’aire de pique-nique, fouinent ou se reniflent mutuellement.
Dans un autre contexte, Burr exposait un panneau tiré de la même série canine, et intitulé Mammal Panneau #2. Faut-il associer ici ces photographies au cliché d’un chien qui se soulagerait contre un poteau, et, partant, les associer au panneau « Pissing » ? Quoi qu’il en soit, la multiplication obsessionnelle de ces chiens qui prolifèrent à la surface du collage a quelque chose d’incongru, entre comique et absurde.
Lorsque dans son exposition Black Bulletin, Burr épinglait côte à côte des images de cinéma à connotations ou contenu homosexuels et des photographies d’œuvres minimalistes, il avait pour but de «réencoder» le minimalisme grâce à ces juxtapositions. C’est une semblable tentative qui nous est ici proposée.
Tom Burr :
— Piscine, 2002. Sculpture. Dimension variable.
— Untitled (Brutally), 2002. Panneau de bois peint. 50 x 250 cm.
— Untitled (Pissing), 2002. Panneau de bois peint. 50 x 150 cm.
— Mammal Board (Brown), n°1, 2002. Collage de photos. 50 x 250 cm.
— Mammal Board (Brown), n°2, 2002. Collage de photos. 50 x 250 cm.