Avec Pinocchio, Winshluss s’attaque à un mythe de la littérature universelle. Alors plutôt que d’en répéter les chapitres par cœur, il adapte l’histoire dans une bande dessinée où les personnages qui entourent l’existence du petit garçon au long nez se cherchent, se croisent, s’affrontent et s’ignorent.
Dans la cave de son pavillon de banlieue, Gepetto met la dernière main sur sa « chose », une marionnette en métal dotée de pouvoirs surnaturels, une poupée programmée pour répondre aux désirs des hommes et, plus précisément dans l’esprit de son créateur, aux désirs des généraux de l’Armée.
Avant d’aller vendre son invention aux militaires, il confie Pinocchio à sa femme, une dame sans saveur à la pensée écrasée par sa propre bêtise. Elle envoie Pinocchio lui faire son ménage, sa vaisselle, son massage de dos… bientôt, le pantin va se transformer pour elle en partenaire sexuel et son nez, en objet phallique hors-norme.
Seulement, déréglé par un court-circuit provoqué par une blatte quelque peu joueuse, Pinocchio va échapper à tout contrôle et agir sur Madame comme il le ferait sur un champ de bataille. Son nez vomit un flot continu de flammes et carbonise la femme de l’intérieur. Cette entrée en matière signe le début de l’exil de Pinocchio et pour Gepetto, une quête éperdue pour retrouver son petit Frankenstein.
Le voyage de Pinocchio va emprunter des chemins tortueux: les trottoirs boueux et les égouts de la ville, l’usine où travaillent de pauvres enfants kidnappés et maltraités, l’île enchantée qui se transforme vite en territoire de damnation, puis plus tard, le fameux ventre de la baleine, ici les entrailles d’un poisson qui aurait abusé de substances chimiques échouées dans la mer… Pinocchio traîne sa bouille de cible idéale dans les endroits les moins fréquentables, au hasard de ses rencontres. Et ce sont bien ces malheureux partenaires, tous mauvais bougres qui l’entraîneront dans des situations toujours plus inextricables.
Son chemin de croix en croise d’autres et ceux-là en croisent également d’autres. L’aveugle noir et mendiant qui recouvre et la vue et une foi démesurée en Dieu (l’un explique l’autre…); le pingouin bonne pâte avalé par le poisson en même temps que Gepetto; Gepetto lui-même et son irrésistible désir de reconnaissance; ou encore Joey la blatte en pot de colle feignant et à la délicatesse de charretier, qui habite les entrelacs métalliques du cerveau de Pinocchio. Un millefeuille de destins en somme, des vies déglinguées, dégarnies où la peur de tomber encore plus bas se mêle à une malchance tenace.
Et le dessin de Winshluss sert à merveille ses trajectoires cabossées. Epais, besogneux sur certaines planches, il se montre également souple et délicat ailleurs. Une liberté de style en écho à la liberté de genre: Winshluss se faufile sans transition entre l’esprit comics américain et les chromos belges du début XXe jusqu’à verser dans la planche à l’arrache du type fanzines. Le tout quasiment sans dialogue, par la seule force des images.
Le Pinocchio de Winshluss ressemble à l’original, la tartufferie en plus. Car s’il possède la noirceur et la profondeur des récits épiques, il se gausse dans la légèreté des blagues potaches, dans le cynisme du second degré qui fait la marque de fabrique des Requins Marteaux, dont l’auteur est l’un des piliers. Rire de tout mais ne pas se gêner d’en pleurer: Winshluss laisse à d’autres les happy ends.
Winshluss, Pinocchio, éd. Les Requins Marteaux, 2008.