Elisa Fedeli. Comment avez-vous pensé l’organisation de votre exposition au Centquatre à Paris qui, sur le mode de la rétrospective, regroupe des œuvres de vos débuts à aujourd’hui?
Pierrick Sorin. Dans mon travail, il y a des installations, des courts-métrages, des formes d’installations plus spécifiques comme les «théâtres optiques», des photographies, des textes et des installations multi-écrans. Je les ai plutôt regroupés par supports et aussi en fonction des espaces, des contraintes techniques. Je ne cherche pas des cohérences de fonds mais un parcours varié et sans pollution sonore. Je n’ai pas envie que ce soit pédagogique.
Souvent, on fait ce que l’on peut… On élève un enfant comme on peut, on fait le métier que l’on peut… Parfois, on arrive à faire ce que l’on veut quand-même… Dans les expositions, c’est pareil, on s’adapte au lieu, au budget, au matériel. Souvent, cela ne relève donc pas d’une grande pensée. L’œuvre elle-même peut éventuellement relever d’une pensée conséquente. L’exposition, non. A moins qu’elle ait été pensée avec des gros moyens. Et encore! Parfois, on fait n’importe quoi au dernier moment!
Votre spectacle s’intitule 22h13, ce titre est susceptible d’être modifié d’une minute à l’autre. Pourquoi insister sur cette dimension temporelle?
Pierrick Sorin. Avant tout, je veux dire que je suis plus motivé par le fait de parler du spectacle que de mon travail en arts plastiques. C’est une expérience très récente, qui date de mai 2010. C’est nouveau pour moi qui n’avais encore jamais fait de spectacle. Et le contenu, à la fois intellectuel et personnel, est assez affirmé.
Dans mon travail d’arts plastiques, il y a pleins de choses qui fonctionnent sur des effets visuels, relativement superficiels. Cela ne veut pas dire grand chose, c’est un peu marrant, c’est un peu magique, mais cela ne va pas très loin. Dans le spectacle, il y a la volonté d’une certaine profondeur humaine.
Oui, le titre fait référence au temps. Dès que l’on fait un spectacle, il y a le phénomène de la communication. Avant même que le spectacle soit écrit, il faut définir un titre, ce qui était le cas pour celui-ci un an avant! Je savais plus ou moins que cela prendrait la forme d’un journal intime. Je me suis dit qu’une rythmique du temps serait forcément marquée: «tel jour, à telle heure, je fais cela». Comme je ne savais pas quel titre donner, je me suis dit peut-être qu’à 22h13, le personnage aura un avion à prendre… ou à 22h14. Le titre peut changer d’une minute à l’autre. Au début, je pensais que le spectacle se jouerait à 21h et qu’il finirait à 22h13, ce qui n’a absolument jamais fonctionné! Je me disais que je changerais le titre en fonction de l’heure à laquelle le spectacle se terminerait. Mais il aurait fallu le changer pour chaque salle et, en terme de communication, c’est très mauvais: les gens ont entendu un titre et si tout à coup cela change, ils sont perdus!
Dans le spectacle, le temps est une obsession, non seulement le temps du journal intime mais aussi le temps qui passe et l’angoisse de devoir faire des choses avant de mourir. Le temps qui passe nous obsède tous un peu, à moins d’être très zen. Dans les sociétés occidentales, on ne l’est pas toujours.
Vous avez toujours pratiqué l’auto-filmage. Pour ce spectacle au contraire, vous avez dirigé un acteur. Cette approche marque-t-elle un passage significatif dans votre travail?
Pierrick Sorin. Au départ, ce choix est plutôt lié à des contraintes. Je savais que le spectacle serait joué au moins quarante fois, voire une centaine de fois. Je me sentais complètement incapable de jouer la même chose plusieurs fois, même une seule fois d’ailleurs! Quand je me filme, je n’ai pas besoin d’une grande mémoire, les séquences durant quelques minutes seulement. En plus, j’aurais été trop timide devant le public. Je ne suis pas timide face à une caméra car il n’y a personne derrière, mais face à un public, c’est autre chose. Rien que saluer, j’ai beaucoup de mal. Alors j’ai confié cela à un comédien, avec qui c’était très facile de travailler car il vit dans la même ville que moi.
Je n’ai aucun regret. Beaucoup de gens pensent qu’ils m’ont vu sur scène. Preuve que la personnalité physique de l’artiste n’est pas si importante, tout du moins dans cette pièce. Au cinéma, c’est différent, si on attend Depardieu et qu’on voit quelqu’un d’autre…
Peut-être que cela marquera un tournant. Voyant que cela fonctionne, je suis tenté de faire jouer d’autres personnes. Cela m’arrangerait car je pense qu’il y a un âge où il faut faire attention à ne pas être trop ridicule, par rapport au vieillissement… Cela peut être très bien mais un peu impudique. J’ai fait des trucs autrefois où je posais nu. Il y a un moment où on sort un peu trop des critères d’acceptation.
Au cœur du spectacle 22h13, il y a le thème de la création artistique envisagée sous l’angle du quotidien de l’atelier. L’abordez-vous de manière nouvelle par rapport à vos œuvres antérieures?
Pierrick Sorin. Comme je l’ai toujours un peu fait, j’aborde ce thème en soulignant la mise en question qu’il peut y avoir au quotidien dans la tête d’un artiste. Je montre comment il crée, d’un point de vue purement technique, bricolé. Je parle de ses interrogations sur la validité de son travail, de ses doutes.
Dans le spectacle, c’est plus condensé car je passe en revue plusieurs formes de création: l’auto-filmage, la peinture, la sculpture, le film animé. A un moment, le personnage pense aussi à des trucs plus conceptuels. A la fin, il parle même d’une œuvre en 3D relief. Comme quoi, il est aussi dans une actualité! Il y a un côté rétrospectif personnel car je fais référence à différentes œuvres que j’ai pu faire.
Une voix off passe du contenu. Elle frise le pédagogisme mais je crois qu’elle l’évite quand-même.
Ce qui m’a paru important, c’est de montrer comment l’artiste fabrique les œuvres, le process, c’est-à -dire ce qu’on ne voit pas dans les musées. Dans mes films, le procédé était parfois mis en abîme. Dans le spectacle, on le voit mieux car il est réellement présent sur la scène, avec de vrais dispositifs. Il y a selon moi la magie de voir simultanément le process et le résultat fini. C’est une confrontation que je trouvais intéressante, avec toutes les interrogations qu’il y a derrière. On pressent quelque chose qui anime cet individu: la peur du temps, le rapport à l’enfance. Le vrai sujet, ce n’est peut-être pas le procédé ni les doutes mais plutôt la peur de quitter l’enfance, la peur de la mort.
Le scénario est inspiré par votre propre expérience. Personnellement, comment vivez-vous votre condition d’artiste et votre relation au monde?
Pierrick Sorin. La condition d’artiste est plutôt agréable dans la mesure où elle est reconnue un minimum. On se crée un microcosme coupé de la vie réelle, mais en même temps on reste en prise avec pleins de réalités liées à l’activité artistique. Pour moi, être artiste, c’est un peu se couper du quotidien dans un monde qui a ses propres codes.
La vraie relation au monde est une difficulté. Je crois assez à cette idée répandue selon laquelle les artistes seraient des handicapés de la vie. C’est une vision un peu noire mais, dans mon cas, cela fonctionne comme cela. Je n’ai pas une relation très facile à la vie.
Vous êtes un fan de Michel Houellebecq. Dans quel sens vous a-t-il inspiré?
Pierrick Sorin. Il m’a inspiré au niveau de l’écriture. Dans le spectacle, il y a des passages écrits un peu dans son style. Le personnage de l’artiste est obsédé par le fait de ranger son atelier et, à la fin, son psychanalyste lui conseille de le ranger en dansant pour se décontracter. L’artiste s’y essaie et finit par dire quelques mots: «ranger en dansant, c’est assez fatigant mais c’est une expérience….», dans des alexandrins un peu à la Houellebecq.
On enchaîne ensuite sur la chanson Plein été de Michel Houellebecq, très parlée, enregistrée avec Bertrand Burgalat. Le passage des paroles du comédien à la chanson apparaît comme une continuité logique. Il y a une sorte de reconnaissance évidente d’une influence.
Dans le dernier roman de Michel Houellebecq, La carte et le territoire, vous êtes-vous reconnu dans le personnage de l’artiste qui s’appelle Jed Martin?
Pierrick Sorin. Pas tant que cela. C’est un artiste qui fait un travail très précis et très éloigné du mien. Il le fait sans trop y croire, sans être vraiment critique sur ce qui se passe autour de lui. Il fait ce qu’on lui dit.
Ce qui m’a un peu touché, c’est qu’après avoir pratiqué la photographie et la peinture, il devient finalement vidéaste.
Quels sont les autres artistes que vous aimez?
Pierrick Sorin. Je viens d’un milieu social moyen et anti-élitiste. Mais je m’en suis détaché. J’aime la culture qui n’est pas trop populaire, comme l’art conceptuel. Quand j’avais 18 ans, je me souviens d’avoir vu à Beaubourg une Pierre de lait de Wolfgang Laib et une œuvre qui devait être de Joseph Kosuth où il y avait seulement cette phrase: There was a discussion. Cela m’a fasciné.
Sinon, j’aime le théâtre de l’absurde, Camus,…
Les techniques de vos œuvres sont mystérieuses et multiples: elles mêlent photos, vidéos, hologrammes, incrustations sur fond bleu,… Qu’ont-elles en commun pour vous?
Pierrick Sorin. Dans l’absolu, je préférerai écrire un livre au lieu de faire de l’art plastique, pour qu’il n’y ait aucune technologie, aucun effet autre que ce que l’on a vraiment à dire. En même temps, je suis complètement fasciné par l’image. C’est une question de génération: j’avais 15 ans quand la vidéo et les clips sont arrivés ; enfant, je regardais Jean-Christophe Averty. J’ai vécu la révolution de l’image en plein pendant mon adolescence. Dans mon travail, je me vautre là -dedans mais, quelque part, je ne trouve pas cela bien.
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Le moi dernier, un journal intime de Pierrick Sorin en 24 épisodes