Il plane au dessus de la galerie Air de Paris comme un petit air d’enfance. Pierre Joseph nous livre un condensé de ce qui ressemble à une mémoire réactivée par la sensation du déjà vu : dessins d’enfant, dessin animé, salle de classe… Une Madeleine au goût sucré-salé cependant, tant le décorum à première vue idéalisé penche très vite vers une réflexion sur l’image et sur la figure de l’autorité.
Deux thèmes que Pierre Joseph explore depuis longtemps.
Dans les années 1990, il installe ses Personnages à réactiver, des héros tirés des comics et des dessins animés américains en chair et en os qui restent postés dans l’espace, à la fois désinvoltes, fatigués et en totale rupture avec l’image d’immortel inusable.
Quand un Superman en tenue se glisse dans les travées des centres d’art contemporain, c’est toute la question de la dichotomie culture populaire et haute culture qui s’invite au débat. Quel est le rôle de l’image de masse et quelle autorité peut représenter la culture élitaire dans la société ? Ce hiatus permanent occupe un champ véritable dans la pensée des jeunes artistes contemporains, Pierre Joseph le premier.
Mais ce qui frappe chez lui, c’est la fixation de ces thèmes sur des supports extrêmement variés (peinture, vidéo, affiche publicitaire, etc.) et leurs collisions permanentes.
L’exposition chez Air de Paris fait le tour de ces possibles. Trois réalisations de 2005 qui posent un regard sur l’enfance, entre incarnation d’une innocence laissée brute et terrain expérimental pour l’apprentissage.
Connaissance-méconnaissance : le duo traverse l’exposition et maintient toujours éveillé le spectateur attentif aux pouvoirs symboliques de l’image.
Face à l’entrée, Pierre Joseph réalise une fresque murale, appel direct au Livre de la jungle et à sa version dessinée par Walt Disney. On y voit le serpent Kaa se faufiler entre les branches, l’œil aux aguets.
Sur le même mur légèrement décentré, l’artiste a placé un écran plasma légendant en quelque sorte ce que la peinture donne à voir. Bad-Good diffusé en boucle sur l’écran, écriture blanche sur fond noir. Les deux mots résonnent comme un appel à la décision. Où se situe le bien et le mal ? Le serpent Kaa, ce modèle du vice dans le Livre de la jungle ne serait-il pas la transposition exacte du serpent dans l’antre du paradis qui aura précipité Adam et Eve chez les mortels ?
Pas d’histoires anodines donc. L’image populaire redit ce que la mythologie religieuse aura elle-même signifié. L’utilisation de la fresque est un élément suffisamment fort pour valoriser cet état de fait. Mieux, cette image se sert de ce qu’aura produit l’Histoire dans l’inconscient collectif pour communiquer son propre message.
On aurait pu attendre autre chose du 2 et 3 mai 1968. La version qu’en donne l’artiste se joue encore une fois de la grande Histoire. Les deux dessins numérisés accrochés sur le mur latéral montrent pour l’un une voiture de sport et pour l’autre un moulin. C’est l’artiste lui-même qui les a réalisés à l’âge de trois ans. Une régression volontaire qui plonge le spectateur dans la frustration de l’attente d’un événement. Attente vaine bien sûr, le monde de l’enfance se protégeant du fracas social et politique.
Mais l’enseignement n’est jamais loin dans le travail de Pierre Joseph. L’apprentissage donné par le maître et reçu par son élève est une constante que la vidéo 4 points de vues avant montage fait encore progresser. On voit sur quatre écrans accrochés au mur un cours d’histoire dispensé par un jeune professeur à une classe que l’on ne distingue pas.
Les quatre écrans projettent l’image de l’enseignant selon quatre angles différents. Deux plans fixes élargis et deux autres plus rapprochés mouvants. Le thème, les totalitarismes et la comparaison entre le fascisme hitlérien et le communisme stalinien. Au bout de quelques minutes, le film laisse se profiler une impasse : la nécessaire combinaison de la synthèse rendue ici sommaire avec la maîtrise forcée de la connaissance. Pierre Joseph relève ce paradoxe, la force du discours du professeur, la densité de sa parole rencontre le silence de l’élève.
Connaissance-méconnaissance. Dans cette exposition, le duo s’enrichit d’une autre confrontation, celle du savoir face à l’ignorance (ce que la parabole de la culture élitaire face à la culture de masse traduisait précédemment). Pierre Joseph ne les oppose pas, il décompose dans un même mouvement les exigences de l’un et l’impuissance de l’autre.
Pierre Joseph
— 2 mai 68, une voiture de sport, 2005. Impressions numériques. 120 x 160 cm.
— 3 mai 68, un moulin, 2005. Impressions numériques. 120 x 160 cm.
— Les totalitarismes, 2000-2005. 4 vidéos synchrones en boucle sur DVD. 60’.
— Le Livre de la jungle (Kaa), 2005. Fresque, écran plasma, DVD en boucle. 500 x 300 cm.
— Table sans nom, 2004. Plateau résine, piètement métallique. 140 x 243 x 81 cm.